2-2 Vignette clinique des parents de Maeva, ou, « l’œil de Lulu »

Maeva est transplantée à ses 7 mois par un don intrafamilial. Le couple a immédiatement émis le souhait de pratiquer une T.H par donneur vivant. D’un commun accord, le père s’est proposé spontanément, sa femme ne pouvant l’être en raison d’une T.H antérieure subie à l’adolescence.

Le premier motif invoqué, met en évidence des raisons concrètes et rationnelles. Elles apparaissent dépourvues de tout lien avec du générationnel.

Les parents affirment ainsi :

« Pour nous, il était évident de donner un bout de notre foie. La question ne s’est pas posée. C’était normal. On ne voyait pas pourquoi on se servirait d’un don puisque nous aurions donné nous-même. De plus, Maeva allait si mal… attendre un don….On préférait qu’elle soit T.H dans les meilleures conditions possibles. On a planifié la date de manière à se libérer. »

La planification des événements reste un mécanisme défensif contre la réalité de mort. Les parents re-contrôlent le temps qu’il leur échappe du fait de la maladie létale de l’enfant. La planification actualise l’illusion d’échapper à la mort et de maîtriser le temps en lui imposant leur mesure.

« Soutenir l’épreuve du temps Réel (de l’évènement qu’est le choc du réel), résister à l’entropie, canaliser la violence des pulsions, lier l’énergie libre, refuser de répéter le fatum, ne pas vouloir se confier au hasard…c’est-à-dire maîtriser le temps, lui résister voire créer des temps nouveau, consiste non pas à se coucher dans le lit du temps mais à le retourner – le compliquer – le travailler comme le boulanger travaille sa pâte. »170b

D’un point de vue fantasmatique, les parents attribuent à leur organe une « meilleure qualité de leur propre foie ».

Cette remarque anodine pointe que derrière cette apparente matérialité se cache autre chose.

Les parents : « On a préféré à cause du greffon, on ne sait pas sur qui on prend le foie et on ne sait pas la maladie qui… et puis s’il fallait recommencer après ? Non, il valait mieux que ce soit notre foie. »

Accepter un foie étranger serait pour ses parents se confronter à leur défaillance parentale. Donner, c’est réparer. Le cas de Maeva illustre les échanges au sein de la cellule familiale ainsi que les liens générationnels qui les constituent.

Monsieur est très présent pour épauler sa femme durant les moments clefs de la T.H. C’est un homme discret mais en capacité d’élaborer sur le don et le sens de ce dernier. C’est ainsi qu’il pourra revisiter sa propre histoire familiale et celle de sa femme pour mettre du sens sur le geste produit.

Nous allons résumer les longs échanges pour ne restituer que les éléments nous faisant percevoir la spécificité de la notion de père donneur réel.

Père : « Nous avons décidé ensemble avec ma femme que je donne à notre fille. Mais pour nous c’était une évidence puisque ma femme a été T.H. Nous savions déjà par sa propre expérience et celle de son frère donneur. Ma femme ne pouvait donner. C‘était donc à mon tour de faire la même chose pour notre fille… une évidence. »

Monsieur, par ce geste, répare la propre dette contractée par madame dans sa lignée. Il prend sa place de père assumant son statut. Il devient père symbolique aux yeux de sa femme à la différence du sien qui n’avait pu gérer à l’époque la TH de sa fille par son fils. A l’évocation de cette symbolique, nous abordons quel sens a pu prendre pour lui ce don.

Père : « Il est vrai que c’était très important pour moi. Ma femme lui a donné la vie et moi, je devais jouer mon rôle … je ne sais pas comment vous dire…. Aider ma femme pour sauver notre fille. Si j’étais resté comme ça sans rien faire, pour moi, s’aurait été intolérable, je n’aurais plus pu me regarder en face. »

Il pourra élaborer sur le sens de ses paroles. Il émergera au cours de nos rencontres des souvenirs douloureux de son enfance. Un père absent ne lui parlant que très peu et mettant en doute le propre désir de son père dans sa mise au monde. Cette absence a laissé une cicatrice qu’il a symboliquement et physiquement réparer en redonnant la vie à sa fille.

Père : « je me suis toujours dit que je ne serais jamais comme mon père… je serais présent quand mes enfants auront besoin de moi… la T.H était ce moment là et je ne pouvais le rater…même si nous n’avions jamais imaginé les conséquences après. Nous pensions que tout repartirait après… ».

Nous voudrions retranscrire une partie des rencontres avec Mme et Maeva au sujet de l’œil de Lulu qui retrace au mieux symboliquement ce que nous avons voulu théoriser à travers cet écrit sur la « transmission par un don psychique » en raison d’une T.H, sur l’importance du donneur par délégation et des échanges symboliques que représentent les « échanges » organiques.

Un an après la T.H, l’enfant est hospitalisé pour une énième reprise au bloc opératoire.

La mère : « je suis sûre qu’il va y avoir des complications. Elle n’est jamais comme les autres enfants. Pour moi, il n’y a jamais eu tous ces problèmes. Mon frère m’a donné un rein, le lendemain c’était une autre vie. Pour mon frère, il a beaucoup souffert (…) Mes parents, surtout mon père, avaient des difficultés à gérer la situation. Mon père n’a jamais été mon père, c’était moi qui assumais pour lui. »

Après l’intervention chirurgicale Mme : « vous voyez, je vous l’avais dit qu’il y aurait des problèmes. Elle ne peut jamais faire comme les autres. »

Les complications physiologiques s’accentuent. Les rencontres avec la mère et le père sont des moments de soutien face à une situation traumatique récurrente et conflictuelle posée par l’état pathogène de l’enfant.

Maeva me montre sa peluche lulu du doigt, objet transitionnel qui l’a suivie depuis le début de la transplantation. Certes, la peluche est un peu usée mais toujours là comme elle…L’enfant n’a pas acquis le langage. Maeva s’adresse à moi et ne comprenant pas le sens des sons émis, sa mère servira de traductrice.

La mère : « Lulu n’a pas d’œil. Je lui ai promis que nous lui trouverions bien un œil. On a bien trouvé un foie. Je vais bien trouver un bouton quelque part presque identique. »

Quelques jours plus tard, le bilan s’est amélioré considérablement. Mme m’accueille avec un sourire.

Mme : « Ca y est, on va sortir. » Maeva me montre à nouveau l’absence d’œil de Lulu.

Mme : « Le chirurgien est passé hier, Maeva a fait remarquer que Lulu n’avait pas d’œil. Je lui ai dit qu’il ne pouvait rien faire cette fois-ci. Maeva, tu ne crois pas qu’on a déjà suffisamment donné ? On ne va pas continuer. Tu ne crois pas que ça suffit maintenant. »

Cette mère, elle-même transplantée, démontre que dépendre de l’autre pour justifier de sa vie place chacun face à une dette. L’intégrité de l’enveloppe corporelle est la condition sine qua non pour une unité identitaire. Donner une partie « de foie » est vécu au sein du couple comme un don de soi.

En donnant une partie de leur foie, les parents font acte de création, l’art est le modèle idéal de lutter contre la mort dans un combat d’éternité face à l’égrènement du temps.

Baudelaire dans « Spleen et idéal » voyait « un ennemi vigilent et funeste, l’obscur ennemi qui nous ronge le cœur. ».

Ici ce qui est ronger matériellement c’est lulu qui n’est rien d’autre que la métaphore des parents rongés dans leur cœur.

En fin d’entretien, Mme me tend un brin de muguet. Elle confortera son désir d’achever les dettes contractées par un acte symbolique de « porte bonheur » et de remerciement. J’ai déposé à mon tour ce muguet dans le service, le « porte bonheur » adressé au partage. L’échange est un partage. Dans cette scène, l’objet foie absent des différentes rencontres n’est présent que par la métaphore œil/muguet/chirurgien spécialisé dans la transplantation de foie à qui on propose d’effectuer une transplantation d’œil.

L’entité parentale, en faisant don d’une partie de « foie » par l’intermédiaire du père donneur, permet à sa femme de donner, par personne interposée, afin de restituer la dette contractée par cette dernière en ayant reçu un rein de son frère.

Le transgénérationnel s’actualise dans une succession continue, selon Boszormenyi-Nagy, où chacun reçoit et doit donner à son tour sinon cela entraînerait un sentiment d’une absence d’appartenance à la chaîne transgénérationnelle qui le constitue et le représente, allant jusqu’à développer une culpabilité. Le dû s’acquitte dans les deux sens, vers l’amont, génération précédente, don pour eux-mêmes, et vers l’aval, génération suivante, don pour leur fille. La mère doit poursuivre par un don familial pour continuer à appartenir à son clan. Elle se prolonge et prolonge à travers ce don à sa fille, « bouclant la boucle », ce qui justifie son refus de donner plus (un œil).

Josef Duss Werdt, affirme l’impossibilité pour un sujet de s’arracher à ses racines. L’origine de chacun lui est spécifique, il peut la dénier, la scotomiser, elle préexistera à toute chose.

Notes
1.

70b Martineau J-P (1991), “Présentation entre – temps”, p 2.