2-1 « Aire intermédiaire d’expérience »

D.W Winnicott théorisera remarquablement sa notion d’objet transitionnel que tout clinicien travaillant avec des enfants est amené à expérimenter. L’hypothèse de base de cette théorisation prend forme, dès mai 1951, lors de son exposé à la Société Psychanalytique Britannique. D.W Winnicott mettra en évidence la capacité de l’enfant à entrer en relation avec un objet extérieur à lui-même et à le placer à l’extérieur, ou à la limite entre le dedans et le dehors. Ce temps est celui de la reconnaissance de cet autre, différent, non intégré en soi et à qui l’enfant se sent lié par un lien affectif. Dans « Jeu et réalité » (1975), D.W Winnicott nomme cet espace transitionnel comme étant « une aire intermédiaire d’expérience », espace potentiel d’illusion.

Les enfants transplantés viennent dans les services de pédiatrie accompagnés par un ours, un chiffon175… double d’eux-mêmes qui les suivent constamment et en tout lieu durant l’hospitalisation. L’investissement de l’objet transitionnel évoluera en fonction des besoins et des étapes de l’enfant au cours de la transplantation.

Il est porteur des joies, des haines, des angoisses et de l’agressivité de l’enfant tourné contre lui-même ou un (des) autre. Cet objet désigne une chose matérielle qui a valeur élective pour l’enfant selon des critères propres déterminés par les circonstances, l’environnement ou l’attachement à un objet possession d’autrui. Il possède une capacité intrinsèque de réassurance face à une situation anxiogène de séparation ; la plus connue étant la phase d’endormissement qui consiste en une perte provisoire de contrôle. D.W Winnicott percevait, dans cet attachement premier à un objet électif, la transition entre « la première relation orale à la mère » et « la véritable relation d’objet ».

Cette définition est fort intéressante pour l’enfant transplanté. L’absence d'une présence constante maternelle, lors de l’opération chirurgicale, par exemple, dans la phase de pré-endormissement avant le bloc, est pratiquée le plus souvent chez l’enfant en bas âge, en présence d’un objet électif de l’enfant, restitué au moment de son réveil, dans la salle conçue à cet effet. Cet objet transitionnel, dans le cadre du développement « normal » de l’enfant détenant déjà une place prépondérante, ne peut être que renforcé dans le lien qui s’établit autour de cet objet.

L’enfant expérimente un autre Moi, un prolongement de lui-même à qui il fait subir ce que lui-même à vécu lors de ses hospitalisations. Cette expérimentation sert de mode pré-élaboratif et de décharge anxiogène. La présence de l’objet transitionnel, dans les phases d’endormissement entre quatre et douze mois, se voit progressivement oubliée ; mais sa réapparition ou sa non disparition (ou séparation) met en évidence une phase dépressive. L’enfant transplanté, nous ne l’avons pas encore abordé, présente des troubles du sommeil176 importants où les angoisses sont vivaces. Dormir, c’est reproduire cet endormissement chimique produit par la main de l’homme sans pouvoir y échapper lors de la transplantation hépatique, et parfois, lors de nombreuses reprises opératoires ou lors des anesthésies pour des investigations médicales spécifiques (radiographies, pose d’un cathéter…). Les scènes d’endormissement montrent un désir de contrôle et d’emprise.

Souvent les parents m’ont interpellée, sur leur impuissance à répondre aux angoisses nocturnes de leur enfant, ne trouvant comme seul moyen de les prendre avec eux dans le lit, ou encore, la mère allant dormir dans le lit de l’enfant, abandonnant le lit conjugal. Dormir n’est plus source de repos et de récupération mais la reproduction de l’angoisse initiale où se rejoue l’investissement au premier objet d’amour perdu, la mère. Les phases d’endormissement sont souvent liées à la douleur et à l’absence des parents pas toujours présents les nuits dans les services ou en réanimation. Nous retrouvons dans la prise alimentaire la même complexité que dans les phases d'endormissement (cf. étude de cas de Marie ou de Linda).

L’enfant établit une relation particulière avec l’aliment à ingérer, objet externe qui doit être incorporé et dont l’enfant refuse ou diffère l’absorption par méconnaissance de l’oralité primaire comme source de plaisir. Il est à noter que les enfants transplantés dans la majorité des cas ont dû subir un « gavage » par un tuyau inséré dans le nez et permettant une alimentation dite entérale. Ce type de prise alimentaire supprime la relation positive avec l’objet aliment et supprime la relation aux parents nourriciers.

L’objet transitionnel est à différencier du premier jouet avec lequel l’enfant s’investit dans un jeu à proprement parler. L’objet transitionnel est comme le définit D.W Winnicott « entre le pouce et l’ours en peluche ». Il constitue « une partie presque inséparable de l’enfant » puisqu’il peut être déposé et repris en fonction des envies et besoins de ce dernier.

Le plus important de l’objet transitionnel réside dans la fonction de « possession de quelque chose qui n’est pas encore moi. ». L’enfant peut à volonté en se risquant, sans se risquer, à expérimenter les situations traumatiques en les faisant revivre à son objet, prolongement de lui-même, et à la fois différent. Cet autre, à la fois interne et externe, nous dirions que l’enfant lui fait vivre son interne à travers un externe qui n’est pas sien, et qui à ce titre, peut dans le sens littéral, tout subir.

D.W Winnicott précisait que l’activité première est le sein maternel venant combler, sans frustration, les besoins de l’enfant. Cette « créativité primaire » (D.W Winnicott) est dysfonctionnant dans le transmis générationnel en transplantation. Il est régi par le principe de plaisir, mais la défaillance le confronte brutalement à l’absence et au déplaisir d’une réponse qui se fait attendre. L’objet transitionnel se voit renforcé dans cette situation traumatique de transplantation ou d’hospitalisation en venant à mi-chemin combler cette immaturité psychique qui ne peut être lue par l’enfant.

Selon la conception de D.W Winnicott, l’objet vient de l’extérieur : mais l’enfant ne le conçoit pas ainsi. Il ne vient pas non plus de l’intérieur : ce n’est pas une hallucination. 

L’enfant se situe dans un contexte confusionnant par cette transplantation où l’interne et l’externe sont difficilement délimités dans le discours de l’adulte, dans la réalité et dans les faits. Le passage par l’objet transitionnel permet à l’objet d’entrer dans un « champ d’expérience » (D.W Winnicott) où l’enfant peut créer un espace intermédiaire d’illusion, d’expérimentation.

Nous nous appuierons sur une brève vignette clinique pour apporter une relecture de l’objet transitionnel sous l’axe de la « transmission par un psychique ».

Notes
1.

75 Il est bien entendu que cette phase met en jeu un objet transitionnel spécifique pour les enfants en âge d’avoir un objet transitionnel et nullement un adolescent.

1.

76 Même après une certaine distance avec l’opération.