3-1 Objet médiateur, objet à penser

Le dessin « proposé » à l’enfant n’a aucune consigne établie ; son exécution en est libre et spontanée. Nous pouvons constater que les dessins produits par les enfants transplantés (cf. la planche de dessins en page 476-477) ont tous un lien avec la problématique de transplantation, soit dans l’éprouvé individuel, questionnant son identité psychique et corporelle, soit dans la relation à autrui, en se référant aux imagos parentaux en recherche d’inscription, de place dans l’histoire familiale.

L’enfant se projette dans son dessin librement, il met en représentation son interne, donc sa conflictualité. La lecture de ce matériel est d’une richesse clinique sans fin sur les processus psychiques animant un enfant.

B. Chouvier, lui aussi, perçoit dans le dessin l’émergence d’une créativité qui « constitue une réponse au traumatisme »179. Le dessin favorise la libération et l’expression du trauma. Les enfants ont figuré un personnage, ou une partie du corps humain, démontrant que leur questionnement se situe dans la construction d’une corporalité organique pour les puristes. Mais le fondement en est tout autre, comme nous l’avons constaté dans les dessins de Marie, Fabrice, et par la suite d’Hélène que nous décrirons, l’enfant est dans une recherche de l’expression du transmis générationnel.

En relisant les dessins proposés à titre illustratif dans les différents chapitres et représentés dans leur globalité sur la planche 476-477, dans le cadre de l’objet médiateur, que pouvons-nous constater ?

Marie, dans ses deux dessins, nous interpelle sur la transplantation qu’elle a subie, bien évidemment, mais surtout sur sa place, cette « transmission par un don psychique » que le chirurgien, figure paternelle, lui accorde. Est-elle sa préférée ? Existe-t-elle pour lui seul ? Dans ce dessin, le regard de l’enfant tourné vers le lecteur, le psychologue, sollicite ce dernier face à cette incompréhension dans les processus de transmission psychique. Le déplacement de la « transmission par un don psychique » sur le chirurgien par la négation de la figure paternelle met à mal l’enfant transplanté qui se trouve « transplanté » dans le sens déplacé de tout lien familial structurant. La mère de Marie étant dans l’incapacité d’inscrire sa fille dans la lignée paternelle, la létalité de Marie ayant réactivé le deuil de son premier mari.

Fabrice transcrit un dessin en même temps que ses parents élaborent leur vécu de transplantation et expriment les implications - intrications familiales. Ceci laisse apparaître des failles dans la transmission générationnelle ayant une incidence sur « la transmission par un don psychique » parentale vis à vis de Fabrice. L’étude de ce dessin figure la métaphore de l’éprouvé parental et la manière dont Fabrice l’avait entendue et comprise.

Le dessin de Fabrice est exécuté au cours d’une rencontre en présence de ses parents. Plus exactement, les parents expriment toute leur détresse en raison de complications organiques survenues pour Fabrice depuis peu. L’évocation de la souffrance parentale en lien avec la thématique de l’incompréhension et le rejet des parents de monsieur amènent Fabrice à représenter une scène où figurent trois pères Noël.

Le grand-père Noël orchestrant et tirant les ficelles des deux personnages (à gauche un père Noël et à droite une mère Noël). Les flocons tombant du ciel sont énormes et le grand personnage, père Noël tente avec ses bras de protéger les deux autres personnages. Ces flocons peuvent être perçus comme des pierres tombant sur la tête, symbolisant les embûches de la vie rencontrées par ce couple parental et dont Fabrice est la cause, ainsi en protégeant ses parents, il tente de réparer la faute dont il est porteur, sa maladie et à la fois réaffirme son souhait de protéger ses parents de toutes souffrances.

La détresse exprimée par le dessin de Fabrice révèle toute la complexité qui se joue autour du générationnel dans cette famille (les trois personnages sont de la même lignée malgré que nous observons une inversion dans le lien de parentalité). «La transmission par un don psychique » s’organise pour Fabrice autour du désir parental sur sa propre existence et sur le poids d’une culpabilité d’être en vie en étant malade et de ce fait rejeté de la lignée paternelle tout comme son père.

Jérôme représente la super famille victorieuse. Nous trouvons de gauche à droite, le chien, l’enfant superman, la fille « donnant » un bonjour avec sa main (cf. nous renvoie à la demande de Mme lors d’une rencontre de ce bonjour médical), le père vêtu comme Zorro et la mère androgyne vainqueur toute catégorie sur une marche de podium faisant le « V » de la victoire avec sa main. Jérôme perçoit sa famille et lui-même comme unis dans un combat pour le sauver se percevant comme un super héros sauvant les gens dans la détresse.

Ophélie, à travers ses dessins, nous fait percevoir l’évolution de la représentation de la transplantation à partir du dessin du bonhomme. Le premier avant la transplantation n’est que la figuration d’elle-même emprisonné dans ce corps-boule. Le deuxième fait apparaître après la T.H, une enfant soucieuse mais faisant émerger une tête et des membres, pour parvenir au troisième dessin à un bonhomme en adéquation avec son schéma corporel où est inscrit ce foie sur son corps.

Le dessin d’Hélène, nous servira d’élément pratique pour en effectuer une étude approfondie. Sur ce dessin est illustré l’histoire du vécu de transplantation par le graphisme de ces foies entre foie maternel et foie de l’enfant symbolisant à travers ce jeu de foies comment au-delà d’une transmission d’un don organique « s’opère » une « transmission par un don psychique ».

Tous ces dessins ont en commun un mode de projection médiatisant la rencontre et favorisant l’écoute de l’enfant.

B. Chouvier perçoit dans les épreuves projectives :

‘ « Non seulement le moyen clinique le plus adapté pour évaluer la présence et la portée de cette capacité symbolique, mais elles représentent aussi une première opportunité donnée à l’enfant pour faire à nouveau fonctionner son appareil à opérer les liaisons et à créer du symbolique. »180 ’

Définir la transplantation hépatique pédiatrique comme étant le lieu « d’un don psychique » c’est exprimer le travail de symbolisation spécifique qui se joue en raison de cette situation mobilisant du traumatisme. Le dessin est un mode de symbolisation privilégié chez l’enfant dans la médiation à l’autre. Cette écoute accordée par l’adulte à l’enfant ne demande qu’à émerger à travers cette double rencontre, celle avec l’autre et celle avec soi, entre affects/sentiments, réel et imaginaire, représentation de choses et représentations de mots, images perceptives et concepts.

Le dessin a une double composante, il s’articule entre graphisme (visuel) et verbal (oral) dans l’expression de la transmission par un don psychique. C’est ainsi que cet objet médiateur tel que le dessin a comme le théorisait C. Vacheret (1996) « une fonction de transformation créatrice dans la mesure où il privilégie le visuel, la représentation de chose et plus particulièrement au sein de celle-ci l’image que figure une pensée corrélée à l’affect »181.

Ce concept de création est fondamental et par ce principe de transformation à travers le processus de symbolisation l’enfant projette cet inconscient traumatique et réélabore le générationnel à travers « la transmission par un don psychique ».

Qu’en entendons-nous par symbolisation ?

C. Vacheret propose de percevoir la symbolisation comme « le processus qui est la résultante du travail psychique de liaison, qui témoigne d’un double travail de liaison à visée intégrative dans l’appareil psychique :

  • Liaison intrapsychique de l’inconscient au conscient, par l’intermédiaire du préconscient.
  • Liaison intersubjective. »182

Ceci, pour revenir à la transplantation, signifie que l’enfant doit trouver des liens en effectuant « ce double travail de liaison à visée thérapeutique » intrapsychique et intersubjectif. L’enfant doit intégrer ce don psychique comme constitutif de lui-même et de sa famille au sens large. Le dessin sert de médiation à une élaboration de ce travail de liaison à visée intégrative.

Le passage par une réalité verbale n’est pas en adéquation avec le processus de symbolisation en raison d’excroissance d’un verbal organique parental et médical court-circuitant toute représentation symbolique sur du psychique.

B. Chouvier,183 quant à lui, distingue trois registres dans le processus du symbolique :

  • « le premier registre est celui de l’expression (…) Mise au dehors du dedans, passage au manifeste, création d’un espace de projection »
  • Le second registre concerne la signifiance et correspond à la mise en sens, pour eux-mêmes et dans leurs inter-relations, de tous les niveaux du symbolisme. »
  • Le troisième niveau correspond « à la configuration du relationnel ».

Le terme « expression » nous est primordial auprès d’enfants qui justement sont privés ou en manque d’expression en raison de parents en grande souffrance. L’enfant « exprime » par le dessin sa vie interne de son vécu corporel de transplantation (cf. dessins d’Hélène et d’Ophélie) mais aussi la signifiance et la configuration du relationnel.

Nous percevons dans les dessins cités, des degrés de symbolisation, de mentalisation très variables ce qu’a nommé B. Chouvier, (1997b) « la capacité symbolique originaire » de pouvoir opérer des liaisons souples et réversibles entre les représentations elles-mêmes ainsi qu’entre les différents niveaux et types de représentations (B. Chouvier, 1997) qui détermineront des capacités psychiques de l’enfant à dépasser la situation traumatique de transplantation.

Nous venons de définir deux critères qui justifient chez les enfants transplantés d’utiliser le dessin :

  • Le premier étant l’âge des enfants transplantés inférieur majoritairement à 12 ans.
  • Le deuxième étant l’incapacité des enfants à s’exprimer verbalement ; nous avions déjà noté que certains ayant acquis le langage pouvaient après transplantation avoir une phase de régression et ne plus émettre pour certains que des petits cris (cf. situation d’Hélène).

Nous pouvons en trouver deux autres :

  • Le troisième critère est fondamental, il s’agit d’utiliser un support concret. Ce passage par une représentation graphique avec des outils papiers/crayons possède une certaine sécurité psychique. Le crayon vient faire médiation entre la feuille et l’enfant reproduisant inconsciemment symboliquement la situation traumatique : enfant – foie donné - foie défaillant, mais aussi enfant – transplantation – parents ou encore enfant – parents – équipes. Ce passage par un support concret permet une réassurance de l’enfant en raison de l’abstraction symbolique demandée par l’acte de transplantation.
  • Le quatrième est le regard du psychologue dans le moment où il parvient à se jouer le transfert. L’objet dessin est le support d’une médiation ternaire entre psychologue et enfant. L’enfant s’autorise lorsque la confiance est instaurée à déposer, à proposer, à s’exposer au regard de l’autre sur son interne tant psychique que corporel à un niveau symbolique.

Nous allons transcrire et étudier une situation clinique articulée autour d’un dessin. Il s’agit d’Hélène dont l’étude de cas a été abordée dans le chapitre précédent.

Notes
1.

79 Chouvier B. (1991), “Créativité et dessin dans une psychothérapie d’enfant”.

1.

80 Ibis.

1.

81 Vacheret C. (1996), “L’objet médiateur, le groupe et la fonction de l’imaginaire dans les fondements du narcissisme”.

1.

82 Ibis.

1.

83 Chouvier B. (1997b), “La capacité symbolique originaire”, p 15 – 25.