ANNEXE 5
Rencontre des deux enfants ou Abel et Caïn
1er et 2 émeépisode

L'infirmière m'annonce que mon rendez-vous est arrivé. Ce jour là se présentent deux enfants sans parents. J'apprends que la mère est arrivée quelques minutes plus tôt, a déposé les enfants au secrétariat, informant qu’un rendez-vous était pris. L'infirmière décrira Mme comme étant hyper agitée justifiant son empressement à cause d'un autre rendez-vous et partant rejoindre son mari qui l’attendait à l’extérieur du bâtiment.

Vu la détermination des enfants qui laissaient apparaître un désir d’être entendu dans l’institution, j’ai pris la décision de les recevoir malgré l’absence de leur mère…et de leur père.

Les enfants sont reçus dans un bureau comprenant un cabinet de toilette attenant.

Mélissa, 10 ans, est calme, attentive et grave. C’est une enfant réfléchie, posée, analysant la situation avec une logique d'adulte. Physiquement, elle est très différente de sa mère.

Caïn, 5 ans, est un enfant turbulent s'opposant à l’adulte et en recherche de danger constant. Son fonctionnement psychique est similaire à sa mère, hyper agitation, fuite dans l’agir, impossibilité à verbaliser, mise en acte symbolique des conflits psychiques.

Dès le début de l'entretien, Mélissa exprime une demande d'élaboration psychique, sur les conséquences de l'acte de transplantation de sa petite sœur par donneur vivant, au sein du réseau familial. Les enfants ne sont pas surpris ou opposants à cet entretien sans la présence de leur mère et de leur père.

Mélissa exprime son désir de « pouvoir parler de ce que nous vivons avec maman » et poursuit en expliquant ses inquiétudes sur le fait que sa mère donne son foie, de son incompréhension du sens de ce geste : « Je ne comprends pas maman, pourquoi elle veut donner ? ». Nous élaborons sur le sens du "donner", de la réparation, de la place de sa mère dans l'unité familiale. Cette centration sur l'entité maternelle laisse peu de place au père, thématique avant la transplantation, qui sera toujours occultée à chacune de mes tentatives pour donner une place au père et un sens à cet évitement des enfants et de Mme lors de nos rencontres.

Quant à Caïn, dès le début, il est agité, passe son temps à ouvrir la porte du cabinet de toilette attenant. Il ouvre et referme la porte à chaque fois que sa sœur évoque ses difficultés par rapport à la transplantation.

Je renvoie à Caïn que j'entends ce qu'il est en train de nous signifier par cet acte ; pour lui, parler de la transplantation hépatique est difficile pour l'instant. Voyant que son stratagème ne dérange pas sa sœur qui continue à parler, il disparaît dans le cabinet de toilette. Sa sœur excédée ne supporte plus cette absence, se lève et lui dit : « c’est important, viens ! ».

Il va vers la chasse d’eau, la tire, ferme la cuvette des WC, et reste à côté, prêt à tirer à nouveau la chasse d'eau. Je renvoie à Caïn et à Mélissa le comportement de Caïn, seul moyen actuel d'exprimer ses difficultés à l'évocation de la transplantation. Par son acte, Caïn exprime vouloir que les problèmes partent en tirant la chasse d’eau et qu’en refermant le couvercle, l'incident soit clos. Il répond à mon intervention par un rire sonore et, avec un sourire entendu, se précipite sur les W-C, tire la chasse et referme violemment le couvercle de la cuvette, puis il me fixe heureux de son geste.

Sa sœur excédée va le chercher. Il résiste. J'interviens verbalement auprès de Mélissa en lui reformulant le comportement non verbal de son

frère : il a un besoin de s’exprimer d’une manière différente d’elle. Les mots sont trop difficiles à "sortir" pour Caïn, lui aussi, est en train de travailler sur son histoire en lien avec ce qu'elle-même évoque par la parole.

Caïn rentre dans le cabinet attenant, prend la porte et la claque à ce moment-là violemment, disparaissant cette fois-ci complètement. Durant tout cet échange, Caïn, même si les gestes paraissent violents, exprime un désaccord face à la situation. Son visage est serein. Ce jeu lui procure satisfaction avec même un sourire aux lèvres.

Mélissa reprend alors place sur la chaise et évoque sa souffrance face à la transplantation (modifications et désorganisations de la vie familiale) sans se préoccuper de Caïn. Alors, tout recommence. Des bruits provenant du cabinet de toilette nous interrompent. Mélissa se lève, veut ouvrir la porte, mais Caïn tient la poignée en ayant calé ses pieds de telle sorte que Mélissa n’ait pas suffisamment de prise pour l'ouvrir.

Un affrontement fratrique devient marquant. Aucun des deux ne veut céder. Caïn éteint la lumière du cabinet de toilette se retrouvant ainsi dans le noir. Mélissa constate que son frère a éteint la lumière. Ce qui a pour effet chez Mélissa une montée d'angoisse qui l’amène à modifier son comportement. Elle tente d’entendre symboliquement son frère et s’appuie sur ma place de psychologue qui lui sert d’étai dans la relation. Mélissa peut ainsi sortir de sa place d’enfant parentifiée. Ce travail clinique de verbalisation pour Mélissa, et de mise en acte pour Caïn, a permis à chacun d'exprimer le vécu de la situation traumatique selon son mode d’expression verbale ou comportementale.

Ils arrivent à un compromis. Caïn laisse la porte ouverte et entend l’angoisse que produit son absence auprès de sa sœur. De son côté, Mélissa en échange, accepte le bruit que Caïn met en place. Il ouvre la porte et, de façon répétitive, allume et éteint le cabinet de toilette, symboliquement, recréant l'espace jour/nuit : le bien - le mal, vie - mort. En parlant de leurs interrogations, de leurs inquiétudes sur la transplantation, je leur propose d'organiser un temps de rencontre avec toute la famille. Caïn sort du cabinet de toilette, revient dans le bureau et donne son accord. Mélissa fait de même.

D’un point de vue transféro/contre transférentiel, nous formulons l’hypothèse suivante de la mise en acte de Caïn où cet espace contigu dans lequel il s’enfermait fait référence symboliquement au ventre maternel originaire dans lequel il voudrait à nouveau s’enfermer sans pouvoir en sortir. Quant aux WC, vase clos d’une eau usagée et souillée qui s’évacue et représente l’élément intrus que, symboliquement, on évacue pour obtenir sa disparition. Si seulement cette petite sœur pouvait disparaître d’un simple mouvement d’une chasse d’eau que l’on tire !

Sa sœur, Mélissa, vient prendre la place symbolique de cette mère « tyrannique » par son amour qu’elle donne à cette sœur malade, Hélène. Mélissa ne peut entendre sa souffrance et la partager, mais aussi figurer l’agression extérieure, par projection de sa propre sœur, Hélène, en attente de transplantation.

Caïn rejoue la violence fondamentale (Bergeret et dans sa suite C. Vacheret) contre la mère et la rivalité fraternelle que la genèse nous retrace par le meurtre fratricide d’Abel par Caïn pour lui ravir la place qu’il a auprès de Dieu et de sa mère. Cette jalousie met en œuvre une pulsion de mort qui ne reste qu’à l’état symbolique. Il était l'objet de désir de sa mère, seul garçon. Il ne supporte pas l'investissement de sa mère pour Hélène et, en même temps, nous pouvons faire l'hypothèse qu'il se sent coupable d'avoir désiré la mort du bébé et que ce désir fantasmé pourrait devenir réalité.

Les enfants partent rejoindre leurs parents, au lieu communiqué par la mère, loin du bureau, à l'extérieur du bâtiment... Stratagème inconscient de la mère pour ne pas me rencontrer, mais aussi, pour ne pas se mettre en présence avec les membres de sa famille.

Bien plus tard……(…)

En partant du service, je rencontre par hasard toute la famille, exceptée Hélène toujours hospitalisée. Le père m’apparaît en retrait de la situation, silencieux. La mère, toujours aussi volubile, m’interrompt, en me demandant : « alors que pensez-vous des enfants ? ».

Je ne réponds pas directement à sa question en exprimant mon étonnement de leur absence durant l’entretien. Mme évoque un rendez-vous pour le bilan de transplantation qu’ils devaient effectuer en commun, l’expertise psychiatrique obligatoire pour recevoir la faisabilité de leur demande de transplantation par donneur vivant.

Je m’adresse au père : « cette transplantation est je suppose, difficile, car elle modifie beaucoup de choses dans la vie familiale et génère beaucoup d’angoisses ? »

Le père hoche la tête et s’exprime par un mouvement du regard vers sa femme, sachant qu’elle ne peut voir son expression et me faisant découvrir ainsi ses propres angoisses.

Psy : « et pour vous ? »

Le père : « c’est difficile… ».

Nous sommes interrompus par Caïn qui se met en danger reproduisant la même scène que dans le bureau, mais cette fois, avec la notion de danger réel. Il est monté sur un muret et mime le fait de tomber dans le vide. Le père se lève, se dirige vers son fils et intervient verbalement : « Caïn arrête tes bêtises !» et physiquement prend Caïn dans ses bras dans un geste de protection, se retourne vers moi et commente : « depuis l’annonce de la transplantation par donneur vivant, Caïn n’arrête pas. Il est toujours turbulent, fait bêtises sur bêtises. ».

La mère est en dehors de la relation avec les trois autres membres de sa famille étant dans une relation psychique avec Hélène. Elle ne peut gérer l’angoisse générale et ne peut l’entendre car elle réveillerait ses angoisses. Un mal-être familial est présent.

Suite à l’entretien avec les enfants, je leur ai proposé une rencontre clinique familiale afin d’aborder les difficultés liées à la transplantation, lors de leur prochaine visite, sous quinzaine…

Cette proposition est restée sans réponse directe. La mère répond : « nous revenons dans 15 jours pour confirmer notre choix d’une transplantation donneur vivant. Nous nous reverrons à ce moment–là, juste avant la transplantation. ».

La souffrance familiale n’est pas contenue dans son ensemble. Elle n’est pas reconnue. Seule, celle de la mère est entendue par l’institution. Une rencontre familiale les réunissant serait nécessaire, chacun pourrait exprimer son questionnement afin d’être reconnu comme ayant une place et un rôle dans cette transplantation, afin de permettre une réorganisation familiale en post transplantation.

Madame se pose en futur donneur vivant, laisse apparaître l’enjeu d’une telle réparation organique s'originant dans une réparation psychique culpabilitaire en lien avec l’histoire du couple sans pouvoir amorcer une hypothèse plus précise du dysfonctionnement. Réinstaurer une place au père dans la transplantation de sa fille, serait une place non négligeable de non donneur physique mais d’être donneur psychique. L’urgence de transplantation met l’accent sur le médical mettant en second plan le côté psychologique qui devient, nous pensons, en post transplantation, prédominant au médical, et parfois, interférant dans le médical par un sur envahissement du psychologique. Selon notre avis, une meilleure prise en compte des effets psychologiques sur l’entité familiale de chaque membre de l’unité familiale favoriserait un réaménagement des places, rôles et fonctions de manière plus adéquate en post transplantation.

Dans cette famille, le père n’a pas été suffisamment sollicité dans le rôle qu'il devait tenir. Sa femme ne le lui autorisait pas, et lui, par facilité, ne le prenait pas car il se sentait incapable de l’assumer à son sens. De par sa fonction, dans ses propres repères familiaux où l’image masculine à une place de toute puissance, ce père se retrouve sans repère identitaire dans sa relation de couple et dans sa fonction de père, puisque, par le don organique de sa femme, cette dernière lui enlève cette place de patriarche.

Colloque médical :

D'un point de vue psychologique :

Il m'a été demandé d'exposer la situation familiale complexe, où j’ai pointé le danger psychique de la transplantation, sans la présence d’une unité familiale, dans cette décision portée uniquement par Mme en réaffirmant la nécessité d'une rencontre en pré-transplantation pour l’ensemble de la famille et de mon impossibilité, compte tenu de ma place de stagiaire chercheur –clinicien, d'obtenir une telle rencontre.

Lors du colloque médical, j’ai formulé une demande de rencontre familiale, au moins médicale, suite aux difficultés… et à la position prise par la mère de toute puissance sur les événements.

15 jours plus tard (…)

5ème Rencontre des enfants ou Abel et Caïn – 2ème épisode:

Avant la prochaine rencontre, j'ai dû intervenir en urgence lors de l'effondrement psychique des enfants H. dans le service de pédiatrie…

Ce jour là, une agitation à l'entrée du service se fait entendre par des paroles, des cris. Tout le personnel présent dans le service est interpellé par cette cacophonie.

Chacun arrêtant sa tâche, interpellé par les cris comme si un accident physique douloureux était intervenu dans le service.

L’infirmière me demande de venir et souligne que ses collègues n’arrivent pas à calmer les enfants H.

Les enfants se sont retrouvés dans le service d’hospitalisation de jour dans des circonstances peu claires. Pendant ce temps, la mère était partie avec son mari à l'entretien d'expertise psychiatrique, comme le demande la loi, pour reconfirmer leur décision et leur choix.

L’annonce de la T.H. est confirmée et planifiée. Tous les bilans médicaux et psychologiques ont conclu à la recevabilité de la demande. Une date est convenue. Un délai de réflexion obligatoire est accordé aux parents leur donnant la possibilité de se rétracter.

Les deux enfants sont dans le service. Mélissa pleure presque en hurlant. Caïn se met en scène, criant, vociférant : « je ne veux pas que maman donne son foie », et mimant des coups de poings. Il répète cette phrase inlassablement à qui veut l'entendre. Les infirmiers, les internes sont décontenancés et impuissants face à cette fureur verbale que déploie Caïn.

Il a besoin d’exprimer son conflit interne, par son corps, face à sa souffrance et son désir de meurtre à l’encontre de cette petite sœur qui vient lui ravir cette mère au moment d'expérimenter son complexe d'œdipe. Conflit interne qui s’exprime entre culpabilité de faire risquer la vie de sa mère, son objet d’amour, et culpabilité de désirer la mort de sa petite sœur.

Nous contenons les enfants, comme lors du premier entretien avec la fratrie :

Mélissa exprime son incompréhension : « je veux donner une partie de mon foie (phrase entrecoupée de pleurs…) Le médecin m’a dit que ce n’était pas possible (pleurs) ; ça veut dire qu’il n’est pas assez bon… (pleurs).

Je veux donner (pleurs), c’est important… (pleurs). Je l’aime ma sœur (pleurs). Je veux pas qu'elle meure (pleurs). »

Psy: « Ta maman va donner, tu ne le souhaites pas ? »

Mélissa : « Non (pleurs), je veux que ce soit moi (…). Je ne comprends pas pourquoi ils ne veulent pas (…). Mon foie n’est pas bon ? (…) On n’a pas fait d’examens ! On ne peut pas savoir ! »

Elle pleure, hurle, crie sa douleur, son incompréhension.

Mélissa : « Je ne comprends pas. Si je donne, ma petite sœur va mourir ?»

L’angoisse de mort était insoutenable pour Mélissa. Il y avait une telle violence de mort fantasmée, imaginée, qu’il était nécessaire de réintroduire le principe de réalité pour contenir par une mise en mots sur son impossibilité à donner, sur sa propre mort, sur celle de sa mère. Mélissa se situe dans une place parentifiée tenant celle de sa mère. La culpabilité est sous-jacente.

Je lui renvoie qu’elle ne pourrait être donneur. Seule la loi autorise les majeurs à donner. De plus, une partie de son foie ne peut être donné car son poids est encore celui d'un enfant et qu'il a encore besoin de grandir avant de pouvoir, elle aussi, donner. Un adulte, par la physiologie de son foie, peut donner, comme une mère et un père qui donnent la vie. C’est leur rôle.

Soulagement, elle se jette dans mes bras et se met à pleurer plus sereinement.

Mélissa : « ah, c’est pour ça que je ne peux pas donner mon foie (…)? C’est à ma maman de donner (…) je pensais qu’on ne voulait pas de mon foie… que j'étais malade aussi. »

Pendant ce temps, Caïn hurle dans une agitation tant verbale que physique : « je ne veux pas que maman donne son foie ». Il répète cette phrase inlassablement.

Caïn : « je ne veux pas que maman donne son foie ».

Cette phrase est dénommée à tue-tête durant le temps de présence avec Mélissa. Cette fois, la voix de Caïn ne gène nullement Mélissa. Lorsque Mélissa se calme, Caïn me répète : « je ne veux pas que maman donne son foie ».

En me mettant accroupie pour être à sa hauteur, et en reprenant son terme "vouloir", je lui dis : «  tu veux quoi ? »

Il me fixe calmement, sérieusement : « je veux que ma sœur meure ». Il insiste sur le terme « meure », me le crachant à la figure et me fixe dans les yeux.

Je lui renvoie qu’il a des inquiétudes par rapport à sa mère, opérée prochainement. Il devient plus calme, mais répète : « je ne veux pas que maman donne son foie », « je veux que ma sœur meure ». Il exprime son angoisse de mort vis à vis de sa mère et le désir de mort de sa petite sœur. Afin de contenir l'angoisse de Caïn, j'explique que pour sa maman c’est important de donner à sa fille tout comme elle l'a fait pour lui quand elle lui a donné la vie. L’angoisse de mort est si forte qu'il m'était difficile de contenir cette angoisse sans la présence d'un lien à la mère.

Je leur propose de rencontrer leur mère pour que leurs angoisses soient entendues.

Caïn : « Je ne veux pas que maman meure. ».

Je reformule que j'entends leur demande, mais, pour l'instant, leur mère n'est pas très disponible, en référence aux propos de Mme. Je rajoute que c’est elle qui a souhaité que je les rencontre, étant elle-même non disponible psychologiquement pour les aider dans leur souffrance.