1.1. Périodes & phases

Vouloir délimiter des périodes et des phases dans l’œuvre d’un écrivain peut sembler arbitraire, fruit d’un esprit de système d’inspiration saussurienne qui a déjà par le passé donné des résultats contestables. Pour prendre un seul exemple, les errements lors des diverses tentatives visant à discerner deux grandes étapes dans la production de Jules Verne (étapes qualifiées respectivement d’optimiste et de pessimiste) sont devenus notoires. Car si Marc Soriano place « le grand tournant » en 1886 (Soriano 1978, p.249) 7 , on pourrait aussi, reconnaissant avec Jean Delabroy (1983) une certaine incidence de l’épisode de la Commune de Paris, et en particulier de la « Semaine sanglante », sur la production vernienne, le situer en 1871 8 . Néanmoins, aucune de ces dates ne saurait être retenue de façon convaincante comme ligne de démarcation entre deux humeurs radicalement opposées chez Jules Verne (et en aucun cas Jean Delabroy ne prétend que 1871 en serait une), car dès 1851, les œuvres sombres alternent avec les textes plus alertes 9 .

Aussi, les phases (les « chronèmes » ?) optimiste et pessimiste chez l’auteur des Voyages extraordinaires, ne sont guère autre chose qu’un mythe.

Il est bien sûr hors de propos ici de s’appesantir sur le lien entre ce mythe et le saussurianisme grammatique 10 (ou dogmatique) de la critique littéraire des années 1960-1970, qui se sentait d’autant plus autorisée à découper le temps en unités signifiantes pour les auteurs de la fin du XIXe siècle qu’on pouvait supposer ces derniers sous l’influence de la pensée évolutionniste de Charles Darwin et d’Alfred Wallace, pensée qui porte à son apogée la notion de « phase » dans son sens figuré 11 .

Qu’il suffise de souligner que présupposer l’existence d’une telle structure temporelle ne va pas de soi : la critique vernienne offre l’exemple canonique des abus d’une approche trop rigide.

Notes
7.

« Grand tournant » qui expliquerait que Robur le Conquérant (1885) soit « optimiste » et Maître du Monde (1904), où réapparaît le personnage de Robur, « pessimiste ».

8.

D’après Jean Delabroy, c’est dans Le Chancellor (1874) que cette incidence est la plus marquée, mais on pourrait aussi lire ‘Une Fantaisie du Dr Ox’ (1872) comme une tentative d’absorber le choc causé par la répression de mai.

9.

‘Un Drame dans les airs’ (1851) se demande déjà si les savants sont d’authentiques Empédocle (lequel a sauté dans l’Etna pour tenter de comprendre les volcans, et symbolise ainsi la quête absolue du Savoir), ou sont de simples Erostrate (qui ne s’est rendu célèbre que pour avoir brûlé le temple d’Artémis à Ephèse). Ce doute initial sur ce que l’on peut attendre des savants ne cessera de s’exprimer tout au long de la carrière de Verne : s’il alerte ses lecteurs contre un « génie » malfaisant dans Les Cinq Cents Millions de la bégum (1879), il le fait encore en 1904 avec Maître du Monde. De plus, même les non scientifiques peuvent être terrifiants chez lui : dans Le Chancellor des naufragés se mangent les uns les autres. Ainsi, en 1851 comme en 1874, en 1879 comme en 1904, la vision d’une humanité en perpétuel progrès est régulièrement battue en brèche : le regard que Jules Verne porte sur la vie a toujours été désabusé. Ce qui n’empêche pas de trouver encore ici ou là des articles candides, comme celui de Bertrand Poirot-Delpech (1994) sur Paris au XX e siècle (Verne 1863) : « Surprise [?] : l’avocat fervent du progrès [?] s’en est d’abord fait le procureur ».

10.

C’est Julia Kristeva qui oppose ainsi le Saussure « grammatique (scientifique, monologique) » de l’arbitraire du signe, au Saussure « paragrammatique (contestati[f], dialogique) » des Anagrammes (Kristeva 1966b, p.146), ce dernier ayant été subodoré par Lacan dès 1957 (Lacan 1957, p.500), sept ans avant « la publication par Jean Starobinski, dans le Mercure de France de février 1964, des notes laissées par Ferdinand de Saussure sur les anagrammes et leur usage hypogrammatique » (Ibid., n.12).

11.

Au sens propre, c’est-à-dire dans son acception astronomique, la notion de phase apparaît en français dès 1661, selon Bloch & Wartburg (1932, p.481). Mais on ne peut manquer de noter la contemporanéité de l’apparition de son sens figuré chez Mme de Staël en 1810 avec la publication de la Philosophie zoologique de Lamarck, le père du transformisme, en 1809.