1.1.2 Un concept profondément ancré

On pourrait objecter que tout ceci est dû au caractère rétrospectif de ces notes d’auteur composées entre 1917 et 1920.

Cependant, l’idée que la vie est une succession de phases n’a pas été développée par Conrad seulement en tant qu’écrivain : bien avant qu’il ne publie sa première œuvre, il l’exprime plusieurs fois, notamment dans sa correspondance. C’est le cas par exemple quand, en 1885, il projette de passer de nouveau son examen de capitaine. Il écrit alors à Spiridion Kliszczewski : « I shall pass (I take it for granted) my last exam – on my return – and – I consider – make a fresh start in the wor[ld] » (Conrad 1885, p.13). Cette notion de « fresh start » donne ainsi la version précoce d’un changement radical.

Cinq ans plus tard, en 1890, il est conscient que de tels « fresh starts » sont peu réalistes. Mais il continue de s’en plaindre : « Si on pouvait se débarrasser de son cœur, de sa mémoire (et aussi – de sa cervelle) et se procurer ensuite un nouveau service complet de ces choses-là, la vie deviendrait idéalement amusante. Comme c’est impossible, elle ne l’est pas. C’est abominablement triste ! » (Conrad 1890b, p.53).

De telles conclusions, néanmoins, n’empêcheront pas Conrad de définir des périodes pour lui ou pour ses amis.

Par exemple, il peut dire de lui-même : « Je vois tout en noir depuis que ma santé n’est plus bonne. » (Conrad 1892b, p.112) ; et il peut décrire le problème de façon similaire à propos de Marguerite Poradowska : « Vous voilà dans une période d[e] noir! » (Conrad 1894a, p.161) : il fait donc un usage intensif de la notion.

Si bien que, même lorsqu’il s’essaie à des articles généraux, sur la ‘Geography and some explorers’ par exemple (Conrad 1924a, p.2-3), il se répète à l’envi : « Geography had its phase of circumstantially extravagant speculation » ; « Has not the key science of modern chemistry passed through its dishonest phase of Alchemy […] ? » ; « From that point of view geography is the most blameless of sciences. Its fabulous phase never aimed at cheating simple mortals » ; de même, dans ‘Legends’, il remarque à propos de la marine à voile que « stretching the period both ways to the utmost, it lasted from 1850 to 1910. Just sixty years » (Conrad 1924c, p.46).