L’intérêt de Conrad pour l’œuvre de Maupassant s’exprime plusieurs fois dans sa correspondance. Par exemple, il admire suffisamment Bel-Ami pour écrire à Edward Garnett : « the technique of that work gives to one acute pleasure. It is simply enchanting to see how it’s done » (Conrad 1898d, p.62).
De fait, il admire aussi Pierre et Jean, bien que Maupassant n’ait jamais eu « l’intention de plaider […] pour le petit roman » : « tout au contraire les idées [exprimées dans ‘Le Roman’] entraîneraient plutôt la critique du genre d’étude psychologique […] entreprise dans Pierre et Jean » (Maupassant 1888, p.829).
Mais Conrad n’en a cure : « J’ai étudié ‘Pierre et Jean’ – pensée, méthode et tout – avec le plus profond désespoir. Ça n’a l’air de rien mais c’est d’un compliqué comme mécanisme qui me fait m’arracher les cheveux. On a envie de pleurer de rage en lisant cela. » (Conrad 1894c, p.183).
Qui plus est, et c’est là un trait remarquable de son caractère que de ne pas se contenter d’exprimer ses positions de façon seulement déclamatoire mais de les traduire en actes également, Conrad est impliqué au moins deux fois dans la publication de nouvelles de Maupassant.
La première fois, il conseille la femme de son ami Ford Madox Hueffer, Elsie Martindale, pour sa traduction de ‘Le Champ d’oliviers’, ‘Saint Antoine’, ‘Mlle Perle’, ‘L’Epave’, ‘Menuet’, ‘La Relique’, ‘Le Retour’, ‘La Rempailleuse’, et ‘Nuit’. « Le traducteur […] m’a consulté sur le choix des contes. J’en suis un peu responsable », dit-il (Conrad 1903b, p.52).
La deuxième fois, il écrit une préface pour la traduction, par Ada Galsworthy, d’Yvette and Other Stories by Guy de Maupassant 13 .
Il est donc clair que Conrad n’appréciait pas seulement un roman ou une nouvelle, mais un large éventail des œuvres de son aîné français.
C’est ce qui rend d’autant plus surprenante une remarque de 1908 : quand on en vient à Une Vie, l’enthousiasme tombe.
En effet, après que Conrad a remarqué, à propos du Many Junes d’Arthur Hammond « Archibald » Marshall, que ce roman « brings in mind irresistibly Maupassant’s novel Une Vie », il ajoute dans la phrase suivante : « It [Many Junes] has many of its [Une Vie’s] qualities — it has its great defect: the suggestion of fate working like a mechanism ». (Conrad 1908d, p.65)
Ainsi, le roman de Maupassant qui répond le mieux aux exigences exposées dans la préface à Pierre & Jean, qui montre de la façon la plus « réaliste » « [un] cœur, [une] âme et [une] intelligence à l’état normal », avec « des faits d’une vérité irrécusable et constante » (Maupassant 1888, p.834), est aussi celui que Conrad apprécie le moins : le déterminisme que l’on y trouve (depuis le programme éducatif du baron Simon-Jacques le Perthuis des Vauds, jusqu’aux circonstances historiques) est trop prégnant pour qu’il le supporte. Cette vie particulière est, comme le dirait Schopenhauer (1859b, cité supra), « the representation of the whole » situation de gens élevés dans les valeurs du XVIIIe siècle mêlées de références à Napoléon, et qui doivent faire face au tournant de la Restauration. C’est précisément ce que Conrad n’aime pas : une vie entière portée par l’entière histoire de France est une vision bien trop globale du temps pour lui 14 .
Publié par Duckworth en juillet 1904. Voir Conrad 1904b, p.138, & 1904c.
« His determinism [écrit Conrad sur Maupassant], barren of praise, blame and consolation, has all the merit of his conscientious art. The worth of every conviction consists precisely in the steadfastness with which it is held.
Except for his philosophy, which in the case of so consummate an artist does not matter (unless to the solemn and naïve mind), Maupassant of all writers of fiction demands less forgiveness from his readers. » (Conrad 1904c, p.26).
« His is the power of detecting the one immutable quality that matters in the changing aspects of nature and under the ever-shifting surface of life. » (Ibid., p.31).