Ainsi, en dépit d’échos ici ou là à Schopenhauer ou à Descartes, il est difficile de soutenir que les notions de Conrad sur le temps sont appuyées par un quelconque système philosophique abstrait, c’est-à-dire sur une métaphysique du temps. A l’évidence, l’auteur anglais n’a jamais eu l’intention d’écrire un traité sur Der Begriff der Zeit 19 , même si ses remarques sur le texte qui sert à faire voir plutôt qu’à analyser (« My task […] is, before all, to make you see » (Conrad 1897b, p.147)) peuvent éventuellement le rendre prêt à accueillir la phénoménologie, ou à être récupéré par elle, comme l’est l’aphorisme « penser, c’est voir » du Balzac de Louis Lambert (voir Vezin 1979, p.107) : après tout, le Husserl des Logische Untersuchungen (1901) n’est pas très éloigné dans le temps, et Lambert a déjà proposé de « réduire la théorie des choses à la théorie des signes » (cité dans De la grammatologie (Derrida 1967, p.72)).
Mais tous ces parallèles gardent quelque chose de forcé : ce qui intéresse Conrad, c’est l’art, c’est que son œuvre fasse sens, ce n’est pas d’anticiper sur Sartre ou Merleau-Ponty.
Aussi, « my task is before all to make you see » est-elle bien plutôt une façon pour Conrad de désigner ses textes littéraires comme gestes, au sens que retient Julia Kristeva pour ce terme dans ‘Le geste, pratique ou communication ?’ (Kristeva 1968). Le texte n’est pas alors un signe anachroniquement saussurien et taillé un peu large, dont il ne resterait qu’à expliciter le signifié univoque, déjà inscrit dans une langue-noumène ; le texte se fait anaphore, c’est-à-dire qu’il indique au lieu de représenter, qu’il « montre non pas pour signifier, mais pour englober dans un même espace (sans dichotomie mot-idée, signifié-signifiant), disons dans un même texte sémiotique, le ‘sujet’, l’‘objet’, et la pratique » (Kristeva 1968, p.34). Le texte conradien intègre par ce décret de 1897 (« to make you see ») la « fonction anaphorique, donc relationnelle, transgressive par rapport à la structure verbale à travers laquelle nous l’étudions nécessairement, [et qui] connote une ouverture, une extension (du système de signe[s] qui lui est ‘postérieur’ mais à travers lequel elle est nécessairement pensée, après coup) » (Ibid., p.35).
En cela, Conrad s’en tient au λόγο aristotélicien, tel du moins que Martin Heidegger le définit :
‘ Λ ό γοas ‘discourse’ means rather the same as δηλο ûν : to make manifest what one is ‘talking about’ in one’s discourse. Aristotle has explicated this function of discourse more precisely as ’ αποςα ί νεσθαι. The λ ό γο lets something be seen (ςα ί νεσθαι), namely, what the discourse is about […]. Discourse ‘lets something be seen’ ’ απ ό… : that is, it lets us see something from the very thing which the discourse is about. […] This mode of making manifest in the sense of letting something be seen by pointing it out, does not go with all kinds of ‘discourse’. Requesting (’ ευξ ή), for instance, also makes manifest, but in a different way. (Heidegger 1927b, p.56) 20 ’Or, il ne fait nul doute que le geste, que le discours conradien, pointe vers ces « phases » qu’il se charge de tenir « unquestioningly, without choice and without fear, […] before all eyes ». Mais ce faisant, il les constitue en unités pertinentes, en signes seulement à ce stade, auxquels aucun couple signifiant-signifié ne peut être associé par le rapport arbitraire (ou nécessaire) de la sémiologie structurale, ni même par un lien de « motivation » comme le définit Husserl 21 . Ce signe conradien, désigné par lui seul, qu’est la phase, ne se scinde encore nullement. Tout au plus entre-t-il en « relation dialogique 22 » avec d’autres signes, qui ne sont que les « interprétants 23 » du premier, et que les lecteurs eux-mêmes se constituent en accompagnant le geste autorial. Relation dialogique entre signes (et interprétants) qui ne peut se penser que dans l’ordre du Memorandum of Understanding, par « the appeal of one temperament to all the other innumerable temperaments » (Conrad 1897b, p.146).
C’est assez dire que l’idée de phase chez l’écrivain est non triviale. Mais c’est dire aussi qu’elle est prise dans une approche sémiotique plus que métaphysique.
Or, la préface du Nigger ayant été écrite dix ans avant les premiers « cours » de Saussure, et dix-neuf ans avant leur publication, la sémiotique conradienne ne peut rien devoir à la linguistique structurale, et ne se fonde même pas sur des antinomies, fussent-elles issues de Victor Henry (Antinomies linguistiques, cité par Jean-Claude Milner (Milner 1978, p.50)) ou de Kant.
La sémiotique conradienne est une approche pratique sans théorie explicite (ce qui n’empêche pas que ses positions soient très tôt et très résolument affirmées 24 ).
Le signe conradien est encore 25 le « signe des philosophes » (Milner 1978, p.86), mais issu de cette philosophie elle aussi pratique qui s’exprime dans les diverses poétiques, à commencer bien sûr par celle d’Aristote.
Le Concept de Temps (Heidegger 1924).
« Λ ό γο als Rede besagt vielmehr soviel wie δηλο ûν, offenbar machen das, wovon in der Rede »die Rede« ist. Aristoteles hat diese Funktion der Rede schärfer expliziert als ’ αποςα ί νεσθαι . Der λ ό γο läßt etwas sehen ( ςα ί νεσθαι ), nämlich das, worüber die Rede ist […]. Die Rede »läßt sehen« ’ απ ό… von dem selbst her, wovon die Rede ist. […] Nicht jeder »Rede« eignet dieser Modus des Offenbarmachens im Sinne des aufweisenden Sehenlassens. Das Bitten (’ ευξ ή) z. B. macht auch offenbar, aber in anderer Weise. » (Heidegger 1927a, p.32).
Justement pour les signes à valeur d’index: « We discover as a common circumstance the fact that certain objects or states of affair of whose reality someone has actual knowledge indicate to him the reality of certain other objects or states of affair, in the sense that his belief in the reality of the one is experienced (though not at all evidently) as motivating a belief or surmise in the reality of the other » (Husserl 1901, vol.1, p.184).
Le concept est de Mikhaïl Bakhtine.
Cette fois, le concept est de Charles Sanders Peirce. La pertinence d’une sémiotique peircéo-bakhtinienne sera discutée dans le détail au chapitre 2. Le rapprochement cependant n’est pas neuf : voir Ponzio 1984.
Ainsi que l’observe également Claude Maisonnat après Jeremy Hawthorn : « Hawthorn a montré sans ambiguïté que Conrad avait une conscience aiguë de la problématique du signe et de l’énonciation » (Maisonnat 1991a, p.1).
Ou « déjà de nouveau » : le signe pré-saussurien n’est pas « dépassé » par la linguistique structurale, il est seulement mis sous le boisseau, mais revient en force de nos jours dans un grand saut par-dessus le structuralisme qui permet à Umberto Eco de retrouver Peirce et son signe qui se définit comme « quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre » (Peirce 1885-1914b, 2.228). Mutatis mutandis, cela rappelle les mésaventures du rubato de la musique classique, qui n’a été étouffé par Toscanini que pour être remis en valeur par le jazz sous le nom de swing, et par Alberto Zedda pour les opéras rossiniens (voir Cabourg 1988, p.104) : les rigidités de toutes sortes ne durent qu’un temps.