De plus, ses remarques sur l’imprévu qui arrive toujours rappellent une autre notion grecque : l’idée de fortune, de destin(ée), de fatalité. Conrad relie en effet plusieurs fois explicitement l’inattendu à la destinée ou au destin : « Tous mes plans ont manqué. Aussi je n’en fais plus. On n’évite pas sa destinée. » (Conrad 1891b, p.84) ; « A quoi bon projeter. Le destin est notre maître! » (Conrad 1891d, p.101).
Quand, parfois, le mot « fatalité » apparaît sous sa plume, comme c’est le cas dans une lettre à Marguerite Poradowska en 1891 (« En vérité nous sommes les esclaves de la fatalité avant de naître, et nous payons le tribut au malheur avant de l’avoir connu. » (Conrad 1891c, p.85)), c’est que Conrad fait encore référence à la mort accidentelle (inattendue) d’un cousin de sa correspondante. C’est dire qu’il y a équivalence entre cette « fatalité » et la « destinée » (ou le destin) qu’il ne cesse de mentionner ailleurs.
Appliqué aux romans, ceci constitue un second point commun entre Conrad et Aristote, pour qui l’intrigue bien menée d’une tragédie « implique un changement […] de la bonne à la mauvaise fortune » (Poétique, 13, 53a13-15) 30 : en effet, on peut considérer que, d’Almayer à Nostromo, de Lord Jim au Capitaine MacWhirr, les personnages de Conrad mènent « une action singulière » (Poétique, 8, 51a19), font montre d’une « praxis unifiée », qui consiste à affronter les revers de fortune. Leur vie souvent « resembles a drama in its struggle against a great force bearing it up, formless, ungraspable, chaotic and mysterious, as fate. » (Conrad 1906a, p.60). Ces dernières lignes ont peut-être été écrites sous l’influence de Ford Madox Hueffer, mais ne sauraient être plus explicites : le mot « drama » renvoie au théâtre, et cela cadre trop bien avec les préoccupations de la Poétique pour ne pas être relevé.
μεταβάλλειν ... ’εχ ’ευτυξία ’ειδυστυξίαν