1.1.5 Problèmes de délimitation

Ce sont ces unités que l’écrivain anglais nomme des « périodes » ou des « phases ». Cependant, les limites qu’il leur donne ne sont pas toujours parfaitement nettes. Sa « first phase » par exemple, commençant avec Almayer’s Folly (1895b), est supposée finir avec ‘The Lagoon’, c’est-à-dire avant qu’il se consacre à The Nigger of the ‘Narcissus’ (1897a).

Jusque-là, le point de vue se défend, puisqu’on a pu arguer que « the third novel, The Nigger of the ‘Narcissus’, marked a dramatic shift in [Conrad’s] evolution as a writer » (Watts 1986, p.xi).

Mais alors, comment se fait-il que « the motif » de ‘Karain: A Memory’, écrit après le Nigger, « be almost identical to the motif of ‘The Lagoon’ », comme Conrad le reconnaît ? (Conrad 1898c, p.603). Il semble que la « first phase » empiète sur la seconde !

L’explication que donne Conrad pour cette incohérence (mineure) est que « in [Karain’s] story [he] had not turned back to the [Malay] Archipelago, [he] had only turned for another look at it » (Conrad 1898c, p.603). Simplement, la raison pour laquelle il a dû « se retourner pour y jeter un dernier regard » sans « y retourner » n’est pas très claire, et la nuance peut même sembler faible ou forcée : que fait Conrad avec The Rescue, dans ce cas ? Dans ce roman, qui est le troisième dans la série chronologiquement inversée où apparaît le personnage de Lingard (après Almayer’s Folly et An Outcast of the Islands), est-ce qu’il se « tourne pour un dernier regard » à l’archipel malais, ou est-ce qu’il « y retourne » ? D’ailleurs, a-t-il jamais vraiment quitté cette région du monde, lui qui a commencé d’écrire The Rescue pendant la « première phase », en 1896, et ne l’a publié qu’en 1920, après avoir lutté pendant un total de 23 ans avec son récit ?

Autant admettre que la vie, comme Conrad lui-même le remarque, contredit bien des projets, y compris celui de prendre un « nouveau départ » (« a fresh start ») en se séparant pour de bon de sa première source d’inspiration : en l’occurrence, l’archipel malais réapparaîtra dans plusieurs périodes de la carrière de Conrad, entre d’autres « phases ».