1.2.2 Une unité néo-aristotélico-pseudo-sénéquienne

Par sa définition de 1898, Conrad prend aussi l’unité de temps implicite dans toute « phase » dans son sens néo-aristotélicien, puisqu’il la relie (comme le XVIIe siècle français le demandera pour ses tragédies 40 ), non seulement à l’unité d’action que sa définition du « sujet » implique, mais aussi à une unité de lieu : il nomme la première période de son œuvre la « Malayan phase ».

Et ici encore l’idée est développée. Quand il présente ‘An Outpost of Progress’, il le relie à ‘Heart of Darkness’ comme « [another] part of the loot [he] carried off from Central Africa ». Mais ce changement de lieu, ce « departure from the Malay Archipelago », conduit à « a different atmosphere », à « a different moral attitude », à de « new reactions, new suggestions, and even new rhythms for [his] paragraphs. » (Conrad 1898c, p.602)

Pour Conrad, le décor d’une histoire est donc un constituant essentiel du texte, du sens qu’il porte, des émotions qu’il éveille, des interprétations qu’il suggère. L’espace est si étroitement lié au temps et aux événements, à une ambiance et à une vision, à une attitude morale et à un style, qu’il serait pour le moins audacieux de le considérer comme une entité autonome. Pour Conrad,

‘fiction […] must be […] the appeal of one temperament to all the other innumerable temperaments whose subtle and resistless power endows passing events with their true meaning, and creates the moral, the emotional atmosphere of the place and time. (Conrad 1897b, p.146).’
Notes
40.

Le XVIIe siècle français seulement, car en Angleterre, les tentatives d’adhérer à cette « craze for ‘unity’ » n’ont pas été prometteuses : « the result was a drama recalling the Senecan features of static declamation, symmetrical conflict, choral commentary and narrated action » (Watling 1965, p.34). Les « scholar-playwrights » étaient fascinés par les unités là comme ailleurs, mais « ‘unity’, as a technique of play-construction, was Seneca’s gift to the classical French drama, but not to ours » (Watling 1965, p.36). Ces aspirations quoi qu’il en soit reposaient sur une lecture erronée, tant d’Aristote que de Sénèque : aucun d’eux n’a jamais songé à fixer des « règles », et aucun d’eux n’a pris « l’unité » pour l’unicité de l’action, du lieu et du temps. Si Aristote dit d’Homère qu’il « a construit l’Odyssée sur une action singulière » (Poétique, 8, 51a28-29), il ne voit pas une action unique dans l’épopée, mais bien une action unifiée. De même, si Sénèque dans ses Troiennes peut nouer son intrigue sur deux actes de vengeance et ainsi combiner les sujets de deux pièces différentes d’Euripide, c’est parcequ’une double action ne menace pas l’unité, bien qu’elle ruine l’unicité.