1.3.2 Mise en garde et vérité

Quand Conrad, en novembre 1894, dans sa lettre à Wilfrid Hugh Chesson, nie la pertinence de « any criticism that would look for real description of places and events » (Conrad 1894d, p.186, cité plus haut), il n’a sûrement pas encore oublié ce qu’il écrivait à Marguerite Poradowska trois mois plus tôt, en août, à propos de An Outcast of the Islands : « Vous voyez que les Malais me tiennent. Je suis voué [à] Borneo. Ce qui m’ennuie le plus c[’est] que mes personnages sont si vrais. Je le[s] connais si bien qu’ils m’entravent l’imagination. » (Conrad 1894b, p.169).

Car même si l’on comprend « mes personnages sont si vrais » comme un jugement auto-satisfait de Conrad sur ses propres qualités littéraires (bien qu’il fût tout sauf enclin à l’auto-satisfaction), s’admirant lui-même comme il admirait Flaubert pour les mêmes raisons (« On ne questionne jamais pour un moment ni ses personnages ni ses événements ; on douterait plutôt de sa propre existence. » (Conrad 1892a, p.109)), on ne voit pas bien comment un tel succès créatif pourrait « entraver » l’imagination de l’écrivain.

La phrase sonne plutôt comme si les visites de Conrad au fief d’Olmeijer sur le fleuve Berau étaient la source du diptyque Almayer’s FollyAn Outcast of the Islands.

Sinon, comment interpréter la partie I de A Personal Record ? Si Almayer n’est pas Olmeijer, pourquoi Conrad insiste-t-il tant sur « having had the man and his surroundings with [him] since [his] return from the eastern waters » ? Pourquoi affirme-t-il que l’homme et son milieu « began to live again with a vividness and poignancy quite foreign to our former real intercourse » ? Pourquoi mentionne-t-il « the memory of things far distant and of men who had lived » ? (Conrad 1912a, pp.9-10).

La lettre à W. H. Chesson n’est sans doute pas à prendre trop au sérieux. Mais alors, pourquoi Conrad l’a-t-il écrite ? Pourquoi a-t-il senti le besoin de mettre en garde le lecteur professionnel contre une approche qui serait par trop « géographique » ?

Pour une seule raison possible : il craignait que son œuvre ne fût réduite à un récit de voyage. Il craignait la « qualification of ‘exotic writer’ », il craignait cette accusation (« charge ») qui pour lui n’était pas « at all justified », comme il l’explique dans son ‘Author’s Note’ à An Outcast of the Islands 41 … juste avant de continuer avec un souvenir qui montre combien la fiction était fondée quand même sur des observations :

‘The man who suggested Willems to me was not particularly interesting in himself. My interest was aroused by his dependent position, his strange, dubious status of a mistrusted, disliked, worn-out European living on the reluctant toleration of that Settlement hidden in the heart of the forest-land, up that sombre stream which our ship was the only white men’s ship to visit.[…] ’ ‘It was clear that in those days Willems lived on Almayer’s charity. (Conrad 1919c, p.xlv-xlvi).’
Notes
41.

Quitte à éclairer autrement ses craintes dans ‘Travel’ (Conrad 1923d, p.84) : « There is no fate so uncertain as the fate of books of travel. They are the most assailable of all men’s literary productions. The man who writes a travel book delivers himself more than any other into the hands of his enemies ».