1.3.4 Le point de vue derrière le cliché

Plus ennuyeux est le ton insouciant qu’il prend quand il définit certains de ces lieux, comme il le fait avec son Amérique Latine au « crude sunshine » et sa mer de « salt waters ». Cependant, remarquons que, aussi hâtives et brusques qu’elles paraissent, ces définitions contiennent plus que quelques décourageants lieux communs.

Si les clichés se fondent sur la permanence, sur des « vérités » qui ne sont pas sujettes aux changements historiques, alors le soleil et le sel participent de telles visions rassurantes du monde.

Mais l’histoire réapparaît dans les « brutal revolutions » et l’impermanence est suggérée par les « heaven’s frowns and smiles ». Un lieu, par conséquent, qui en surface affiche des qualités éternelles, a sa propre façon de rompre les continuités apparentes. Personne ne peut anticiper combien de temps durera une situation donnée, quand une surprise viendra, ni pourquoi : n’importe où, n’importe quand, l’imprévu peut arriver.

En d’autres termes, où que l’on soit, on devra toujours affronter cette « destinée » que Conrad mentionnne dans ses lettres (voir supra, 1.1.4.2), cette destinée qui cause de soudains revers de fortune, prenant toujours au dépourvu.

Evidemment, présenté ainsi cela semble être un sort universel, si bien que les lieux n’ont que peu d’influence. Mais ce qui est spécifique à un lieu est la forme que la destinée peut prendre (un « historical change » ou un « frown from heaven ») : et de fait, les bouleversements politiques majeurs n’ont généralement que peu d’effet en mer, de même que les plus gros tsunami n’atteignent généralement pas Mexico City. En somme, Conrad, par quelques mots banals, réussit à impliquer que ce qui définit un lieu est la forme de l’inattendu qui peut l’affecter.

Certes, cette conception est loin d’être originale ou récente. Déjà dans les tragédies de Sénèque, les Messagers décrivaient un endroit avant d’en donner des nouvelles. On peut estimer ce trait comme étant « a stereotyped pattern » (Watling 1965, p.23), mais ce qui était en cause était également la forme que la destinée pouvait y prendre. Par exemple, il n’est pas indifférent que le lieu où Atreus tue, comme pour un sacrifice, son propre frère le roi, puisse être décrit comme un lieu qui « surplombe la ville comme une montagne et qui tient le peuple insolent envers son roi sous sa menace » (Seneca, Thyestes, p.144) 45 , parce que la perduration des règnes y est le problème : après que Pelops a tué son père Tantalus, son fils Atreus tue son autre fils Thyestes…

Chaque lieu donc, dans les tragédies de Sénèque ou dans les récits de Conrad, est différent des autres. Les êtres humains doivent y affronter une grande variété de « crises », selon la partie du monde où ils se trouvent.

Or, comme souvent chez Conrad, cette idée (d’une division de l’univers en terrains propices à des rencontres différentes, voire contradictoires, avec la « destinée ») se cristallise en un conte, à mi-chemin entre l’épopée (où les Vents seraient des dieux) et la tragédie (où les rois seraient des personnages bien présents), dans The Mirror of the Sea (Conrad 1906a, XXVIII-XXIX, pp.91-100) : conte où le monde est partagé entre le règne du « King of the West » et celui du « East King », entre un roi « barbarian, of the northern type » (Ibid., p.92), un « Viking » (Ibid., p.100), et « a spare Southerner » (Ibid., p.92), un « sheik » (Ibid., pp.94 & 95) ; conte par conséquent où l’univers est tranché, coupé en deux : entre l’ouest associé au nord et à la violence des « frank natures » (Ibid., p.95), et l’est associé au sud et aux « treacherous » ruses (Ibid., p.93 et passim).

On pourra à loisir commenter le colonialisme naïf, voire le racisme primaire, de ces comparaisons, même si l’opposition entre les Vikings aux « fierce blue eyes » et les « dark-eyed » sheiks (Ibid., p.92) vaut également pour les « Hohenzollern » ou les « Saxe-Coburg » (Ibid., p.99) comparés aux « Italian prince[s] » (Ibid., p.98) ; on pourra même y déceler quelque rancœur contre les tyrans de l’est (Russes) qui n’ont pas la noblesse des gens du nord-ouest (Polonais) ; il n’en demeure pas moins que la fracture spatiale s’étend des humains aux vents, et que la comparaison est filée en quasi-allégorie. Sans doute cette théorie conradienne des « climats » n’a-t-elle pas la subtilité de celle de Montesquieu 46 . Elle reste néanmoins incompatible avec une théorie des races à la Gobineau ( « Quan[t] à ‘l’infériorité des races’, je me permets de protester ! » (Conrad 1903c, p.93)), parce qu’on ne peut pas imputer aux gènes ce qui est dû aux vents, et inversement. Que Conrad observe en marin d’abord, et induise sa polarisation nord-ouest/sud-est ensuite, ou qu’il soit d’abord victime de ses préjugés mêlés de sentiments patriotiques polonais au point de réinterpréter ensuite son expérience de la mer selon un système de correspondances préétabli, importe peu. Ce qui se confirme, c’est qu’il fragmente l’espace autant qu’il fragmente le temps, et classe les difficultés à affronter sous des rubriques géographiques, interdisant par conséquent d’attribuer à toutes ses « toiles de fond » un quelconque caractère commun.

C’est pourquoi le jugement de J. H. Stape ne peut être admis sans réserves : on ne peut pas étiqueter toutes les crises dans les romans conradiens comme des « quintessentially Western crises of identity » (Stape 1992, p.xiv, cité supra) 47 . Cela reviendrait à réduire considérablement leur variété.

Notes
45.

æquale monti crescit atque urbem premit

et contumacem regibus populus suis

habet sub ictu ; (Seneca, Thyestes, vv.643-645)

46.

Elle est plus proche du stade initial du déterminisme climatique tel qu’il est exposé chez Jean Bodin dans sa République, livre V, en 1579.

47.

Ce qui ne veut pas dire que dans certains passages bien délimités de Conrad on ne puisse lire de telles « crises » : « The opening of [Karain] gives us a reality which, like Althusserian ideology, is so all-embracing as to be imperceptible from outside, so much part of the subjective experiences of those seduced into it that it denies the vantage points of history and geography, of time and place » (Hawthorn 1996, p.21).