Jusqu’ici donc, aucune objection n’a été décisive, et l’espace comme le temps peuvent toujours être tenus pour importants dans la pensée et les écrits de Joseph Conrad.
C’est ce qu’observait Valery Larbaud :
‘Chacune des nouvelles de Joseph Conrad est essentiellement la reconstitution poétique, ce qu’Aristote appelle la μιμησι(exactement) d’un des continents ou d’une des cités de souvenirs de ce romancier qui, comme Ulysse, a vu beaucoup de mœurs d’homme et de pays différents. Et cette reconstitution poétique se compose d’un élément principal, qui est une région déterminée du globe, un pays ou une ville. (Larbaud 1921, p.162)’Un point cependant reste à éclaircir.
Dès que l’on mentionne une union entre l’espace et le temps, il est impossible de nos jours de ne pas examiner à quel degré de proximité avec les théories d’Albert Einstein se situe cette conception : le physicien allemand détient toujours une sorte de droit d’auteur sur la notion.
Or, on ne peut pas ignorer la question sous prétexte que Conrad, qui avait presque achevé son œuvre au moment où parut der allgemeine Relativitätstheorie 53 , avait peu de chance de la connaître assez pour y faire référence d’une façon ou d’une autre : le fait que l’écrivain ait gardé une radiographie de sa propre main (prise probablement à cause de ses trop fréquentes attaques de goutte), montre assez qu’il « was intrigued by contemporary physics », ainsi que Frederick R. Karl et Laurence Davies l’affirment (Karl & Davies 1986, planche (« plate ») 1). Or, la spezielle Relativitätstheorie fut publiée 19 ans avant le décès de Conrad. Même si l’on n’est pas Michel Verne 54 , on peut aisément en avoir entendu parler.
Néanmoins, intrinsèquement, l’espace-temps d’Albert Einstein n’était d’aucune utilité pour Conrad.
Ce que le physicien avait à l’esprit étaient des structures universelles. Non seulement a-t-il changé la perception que les humains avaient de l’architecture du monde en remplaçant la géométrie euclidienne par celle de Riemann ; non seulement a-t-il fourni aux scientifiques un ensemble si global de lois que celles de Newton mêmes sont devenues une simple partie du nouveau système ; mais il a consacré le reste de sa vie à un projet encore plus ambitieux, en essayant d’unifier sa Relativité avec la mécanique quantique, espérant construire une théorie unique, plus simple que les deux séparées, qui expliquerait le monde entier, des atomes et des quarks jusqu’aux galaxies et aux univers parallèles 55 .
Or, comme il a été dit, loin de s’intéresser au cosmos tout entier, Conrad a passé sa vie à l’éclater en une variété de minuscules sous-mondes autonomes, avec leurs propres centres de gravité, leurs propres formes de destinée : l’inspiration néo-aristotélico-pseudo-sénéquienne de Joseph Conrad est incompatible avec l’espace-temps einsteinien.
Néanmoins, cela ne veut pas dire qu’aucune théorie sur l’espace et le temps, même inspirée à l’origine du travail d’Einstein, n’est pertinente en ce qui concerne Conrad. Mikhaïl Bakhtine par exemple, dès 1936, a commencé à souligner que le Temps et l’Espace fonctionnent toujours ensemble, en littérature comme en physique ou en biologie, formant ce qu’il appelle un chronotope.
Certes, si on lit superficiellement la plupart des articles de l’érudit russe sur ce sujet, on conclura que les chronotopes ne sont bons qu’à définir de grandes catégories, comme le roman sophiste, la biographie antique, l’idylle. Si bien que qualifier un roman de « conradien » pourrait bien être une vision trop étroite. Il ne fait alors aucun doute que ceux qui dénient à l’espace toute importance gagneraient un argument : comment un chronotope pourrait-il définir des sous-catégories dans un genre déjà excessivement limité ?
Mais Mikhaïl Bakhtine n’a jamais soutenu de contre-vérité aussi flagrante que l’impossibilité pour les chronotopes de révéler de subtiles nuances.
Le chapitre suivant se propose de l’établir en examinant le concept de plus près, afin de lui donner tout son sens opérationnel.
Théorie de la Relativité générale, en 1915, in Annalen der Physik. Voir Einstein 1916.
Dans le roman de Jules Verne L’Agence Thompson and C ° (1907), écrit après la mort du romancier par son fils Michel, les remarques des personnages sur les formes de l’énergie coïncident singulièrement avec les récentes découvertes d’Einstein, exposées dans sa Théorie de la Relativité restreinte (1905). (Voir Einstein 1920).
Cet espoir n’a pas été abandonné, et la plupart des physiciens souhaitent toujours trouver une « théorie quantique de la gravité » : « The eventual goal of science is to provide a single theory that describes the whole universe » (Hawking 1988, p.11).