2.1 Dialogisme & humanisme

Mikhaïl Mikhaïlovitch Bakhtine 56 peut être considéré comme un pionnier dans de nombreux domaines de recherche. Il a en particulier été parmi les premiers érudits à prêter une attention soutenue à ce qui est désormais connu sous le nom de pragmatique, et il s’en est préoccupé tout au long de sa carrière. Si dans ‘Le Problème du contenu, du matériau et de la forme dans l’œuvre littéraire’ (Bakhtine 1924) les concepts sont encore flous, en 1929, pour son chapitre sur ‘Le mot chez Dostoïevski’ (1929, ch.V, pp.238-243), l’appareil théorique est prêt. Dès lors, l’idée générale de dialogisme va être développée grâce à des contributions régulières comme ‘Du discours romanesque’ (1935), ‘The Problem of Speech Genres’ (1953), jusqu’aux notes inédites de 1970-1971 (1971b) et 1974.

De la même façon, il a été le premier à observer l’influence des formes carnavalesques sur la littérature, ou du moins a-t-il été le plus systématique dans la description du transfert de ces formes de leur genre d’origine vers le nouveau. C’est ainsi qu’il détecte un avatar de la satire Ménippée dans les romans de Dostoïevski (Bakhtine 1961), et c’est pourquoi il insiste tant sur Rabelais (1938 & 1940), même quand son propos est d’étudier Gogol (1970) : l’écrivain français de la Renaissance est le plus grotesque de tous les temps à ses yeux.

Enfin, comme il a été dit en 1.4, on lui doit la notion de chronotope, qui a été discutée pour toutes sortes de productions littéraires, à maintes occasions, d’abord à propos de Gœthe (1937), puis dans une typologie du roman de l’Antiquité à la Renaissance (1938), jusqu’à ce que quelques ‘Observations finales’ viennent résumer le point de vue en 1973.

A ce stade, il est important de faire deux remarques.

La première, c’est que le fait que certaines idées soient constamment réutilisées ne veut pas dire que la pensée de Bakhtine est restée stationnaire depuis les années 1930. Cela veut dire qu’elle a été cohérente, et que les années y ont amené, non pas rupture ou démenti, mais plutôt développement et affinement. Cela veut également dire que, si 45 ans (de 1929 à 1974) ont à peine suffi à déployer les concepts principaux (si, à la fin de sa vie, Bakhtine, loin de les considérer comme obsolètes en dépit des nouvelles perspectives ouvertes par la psychanalyse et la sémiotique moderne, essayait toujours de les aiguiser), ceux-ci peuvent avoir gardé quelque pertinence jusqu’à ce jour.

La deuxième remarque, c’est que les trois notions mises en relief ici (dialogisme, grotesque et chronotope) ne sont ni indépendantes les unes des autres, ni d’importance égale : tandis que le grotesque n’est guère qu’une vision particulière du monde parmi beaucoup d’autres, le dialogisme semble tellement régir les approches de Bakhtine qu’un recueil de ses essais a reçu pour titre The Dialogic Imagination (Holquist 1981), que Tzvetan Todorov a intitulé sa monographie sur le savant russe Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique (Todorov 1981), que Michael Holquist ne cesse d’utiliser la notion pour résumer Bakhtin & His World (Holquist 1990a), et que les sociologues insistent sur sa Dialogics of Critique (Gardiner 1992).

Notes
56.

Михаил Михайлович Бахтин, 1895-1975.