2.1.1 Le dialogisme

Si le mot « dialogisme » est dérivé de « dialogue », c’est parce qu’il tient son origine des études de Bakhtine sur les utterances, les énoncés humains, qui « always presuppose utterances that precede and follow [them] » (1971b, p.136), ou du moins qui demandent « an active, responsive attitude » (1953, p.68).

Ce qui nous fait directement entrer en contact avec l’un des axiomes de base de Bakhtine, axiome qui peut se résumer ainsi : « There can be no such thing as an isolated utterance » (1971b, p.136).

Non seulement une réplique n’existe que comme prenant part à un échange communicatif (comme réponse à une réplique précédente, comme un appel à une autre réplique de l’interlocuteur, ou comme un appel à une réponse active dans le cas d’un ordre par exemple), mais un texte également existe surtout comme une réponse à des textes précédents : répliques et textes sont toujours des utterances, des énoncés dialogiques, pour Bakhtine. C’est-à-dire que les uns comme les autres entrent en relation avec des productions linguistiques comparables et avec un monde défini.

Bakhtine explicite par là ce qu’ont remarqué d’autres penseurs. Ainsi par exemple,

‘quand nous imaginons qu’Aristote veut dire quelque chose […] nous nous inquiétons de ce qu’il entoure. Qu’est-ce qu’il prend dans son filet, dans son réseau, qu’est-ce qu’il retire, qu’est-ce qu’il manie, à quoi a-t-il affaire, avec qui se bat-il, qu’est-ce qu’il soutient, qu’est-ce qu’il travaille, qu’est-ce qu’il poursuit ? (Lacan 1973, p.71)’

Que manque une connaissance suffisante sur les conditions de production du texte aristotélicien, et celui-ci devient « difficilement pensable » pour des lecteurs non contemporains : « d’où nous sommes, il n’est pas […] facile d’entendre le discours d’Aristote » (Lacan 1973, p.70).

Le dialogisme est donc une donnée essentielle, qui, faute de pouvoir être prise en considération par la linguistique, oblige à fonder une « translinguistique » qui l’intègre.

‘The utterance (as a speech whole) cannot be seen as a unit of the next, higher level or tier of the language structure (above syntax), for it enters into the world of completely different relations (dialogic) that cannot be compared with linguistic relations of other levels. (Bakhtine 1971a, p.125)’

Cela n’est pas sans conséquences, puisque le dialogisme, opposé au « monologisme » des vérités premières ou des lois éternelles, rend aussi compte de la différence entre sciences « humaines » et sciences « exactes » :

‘The exact sciences constitute a monologic form of knowledge: the intellect contemplates a thing and expounds upon it. There is only one subject here – cognising (contemplating) and speaking (expounding). In opposition to the subject there is only a voiceless thing. Any object of knowledge (including man) can be perceived and cognised as a thing. But a subject as such cannot be perceived and studied as a thing, for as a subject it cannot, while remaining a subject, become voiceless, and, consequently, cognition of it can only be dialogic. (Bakhtine 1974, p.161)’

Bien sûr, on pourrait objecter que le savoir dans les sciences exactes est aussi pour une large part une réplique à un savoir antérieur, ou une réponse à des questions récentes : bien que l’article d’Einstein sur sa théorie de la Relativité restreinte ne contînt aucune note, il se préoccupait néanmoins implicitement de l’expérience menée par Michelson et Morley en 1887 (échouant à détecter un quelconque mouvement de la Terre dans l’espace), de la variation de la masse en fonction de la vitesse expérimentalement observée par Walter Kaufmann en 1901, des équations de Hendrik Antoon Lorentz établies en 1904. D’ailleurs, l’absence de notes fut une surprise pour les lecteurs des Annalen der Physik, parce qu’ils s’attendaient à ce qu’Einstein dialoguât avec les chercheurs qui l’avaient précédé : après tout, l’expérience de Michelson-Morley elle-même était une réplique dans le dialogue amorcé par Maxwell quand il découvrit les lois de l’électro-dynamique…

Mais le fait est que pendant qu’il mesure les effets d’une expérience, ou pendant qu’il exécute quelques transformations algébriques, le physicien, le mathématicien, ne communique avec personne. En d’autres termes, ils peuvent tous deux avoir une conversation sur l’objet de leurs études avec d’autres spécialistes, ils ne peuvent pas converser avec cet objet. Tandis que dans les sciences humaines, il n’y a pas d’expérience, d’observation ou de mesure, qui ne soit pas aussi partiellement une conversation : la physiologie peut étudier un corps muet, « voiceless », mort ; la psychanalyse est, dans son essence, dialogique.

En fait, il n’est pas vraiment nécessaire d’insister sur la différence entre les sciences « monologiques » et « dialogiques » quand ces cas extrêmes sont impliqués, et ce qui précède peut sembler être une lapalissade théorique. Néanmoins, la question devient pleinement pertinente quand l’objet d’étude est le langage lui-même.

L’ambition affichée par de nombreux linguistes a longtemps été de voir leur discipline reconnue comme une science exacte, et ils ont élaboré leurs concepts et leur méthodologie dans cette optique. Ceci, pour Bakhtine, est l’erreur tragique, la malédiction de la linguistique, « la Faute originelle » (Barthes 1973, p.223) : si le langage est, par essence, dialogique (comme l’axiome « there can be no such thing as an isolated utterance » l’affirme avec force), il ne peut pas être sujet à « a monologic form of knowledge » (Bakhtine 1974, p.161). Les deux adjectifs sont en contradiction flagrante (contradicto in adjecto), et Saussure a raison de « ne jamais se consoler », selon Roland Barthes, de « l’arbitraire du signe » (Barthes 1973, p.223), puisque c’est par lui que le dialogisme est étouffé 57 , et que c’est lui que vise Bakhtine quand il s’en prend aux « methods of linguistics or – more broadly – semiotics 58  » (Bakhtine 1971b, p.135) :

‘Semiotics deals primarily with the transmission of ready-made communication using a ready-made code. But in live speech, strictly speaking, communication is first created in the process of transmission and there is, in essence, no code. (Ibid., p.147)’

C’est pourquoi les essais écrits par Bakhtine sur le langage, ou bien insistent sur sa nature dialogique, ou bien se battent contre les approches linguistiques monologiques (comme celle des formalistes russes).

Notes
57.

D’où les difficultés pour la linguistique d’étudier même les dialogues quotidiens : voir Garrod 1999.

58.

Au point que d’aucuns parlent de son « anti-linguistique » (Stewart 1986).