La première façon de rappeler la nature dialogique du langage est de mettre l’accent sur la « double orientation » du mot, à la fois « vers l’objet du discours, comme il est de règle, et vers un autre mot, vers le discours d’autrui. » (Bakhtine 1929, p.243) 59 . C’est ce que Lacan nommait la nature dialectique de la parole :
‘Aucune vraie parole n’est seulement parole du sujet, puisque c’est toujours à la fonder dans la médiation à un autre sujet qu’elle opère, et que par là elle est ouverte à la chaîne sans fin – mais non sans doute indéfinie, car elle se referme – des paroles où se réalise concrètement dans la communauté humaine, la dialectique de la reconnaissance. (Lacan 1955a, p.352)’Ainsi, non seulement la stylisation et la parodie se fondent sur un tel mot double (et « si nous interprétons la stylisation ou la parodie comme un discours habituel dirigé uniquement vers son objet, nous ne pourrons pas comprendre l’essence de ces phénomènes ; la stylisation sera prise pour le style, la parodie pour une œuvre simplement mal écrite ») ; mais « dans la majorité des cas le dit et la réplique sont orientés vers le discours d’autrui » également : « le dit en le stylisant, la réplique en comptant avec lui, en lui répondant, en anticipant sur lui » (1929, p.243) 60 .
En 1953, Bakhtine développera l’argument en scindant « le discours d’autrui » : ce discours de l’autre peut être un discours particulier, émis pendant une conversation réelle (le discours d’un autre individu) ; mais il peut aussi être un discours qui n’appartient proprement à personne, et qui est généralement prononcé dans certaines circonstances dans certains groupes sociaux (un discours générique).
‘Thus, the expressiveness of individual words is not inherent in the words themselves as units of language, nor does it issue directly from the meaning of these words: it is either typical generic expression or it is an echo of another’s individual expression, which makes the word, as it were, representative of another’s whole utterance from a particular evaluative position. (1953, p.89)’C’est une façon de rendre explicite ce qu’il entendait par la « stylistique du genre » en 1935 (p.85) : une telle stylistique ne traite pas des « harmoniques individuelles » (Ibid.) prises isolément, mais de la « tonalité sociale initiale » du langage, qui les marque. Elle s’intéresse aux « dialectes sociaux, [aux] maniérismes d’un groupe, [aux] jargons professionnels, langages des genres, parler des générations, des âges, des écoles, des autorités, cercles et modes passagères, [aux] langages des journées (voire des heures) sociales, politiques (chaque jour possède sa devise, son vocabulaire, ses accents) » (1935, p.88).
En d’autres termes, ce que la stylistique traditionnelle ignore, et que la « stylistique du genre » étudie, c’est le plurilinguisme, le discours « pour autant qu’un discours, c’est ce qui détermine une forme de lien social » (Lacan 1973, p.104) :
‘Le véritable milieu de l’énoncé, là où il vit et se forme, c’est le plurilinguisme dialogisé, anonyme et social comme le langage, mais concret, mais saturé de contenu, et accentué comme un énoncé individuel (Bakhtine 1935, p.96).’ ‘Ainsi donc, à tout moment donné de son existence historique, le langage est complètement diversifié : c’est la coexistence incarnée des contradictions socio-idéologiques entre présent et passé, entre différentes époques du temps passé, différents groupes socio-idéologiques du temps présent, entre courants, écoles, cercles, etc. Ces « parlers » du plurilinguisme s’entrecroisent de multiples façons, formant des « parlers » neufs, socialement typiques. (Bakhtine 1935, p.112).’Pour résumer, le plurilinguisme, aussi nommé hétéroglossie, reflète « une opinion multilingue sur le monde » (Ibid., p.114), la vision du monde de chaque locuteur étant révélée par son « mot », son discours.
Le signe (le mot) bakhtinien n’est donc pas seulement biface, mais multiface : il porte bien sûr un signifié (qui l’oriente vers « l’objet du discours »), mais il est aussi l’interprétant d’un ou de plusieurs autre(s) signe(s) (« le discours d’autrui »). C’est ce qui autorise à poser le principe de non-contradiction entre Peirce et Bakhtine.
« Le dit » traduit le russe skaz, « récit mené à la première personne dans un style souvent populaire » [Note 1, p.243, de la traductrice Isabelle Kolitcheff, qui reprend le terme français suggéré par Tzvetan Todorov].