2.1.1.2 Créativité

La seconde façon de se démarquer de l’approche traditionnelle du langage est de montrer que même la créativité linguistique est de nature dialogique.

Se préoccuper de la créativité est en soi une nouveauté au temps de Bakhtine : jusque-là, on ne peut pas dire qu’elle ait été le souci majeur des linguistes. Et quand elle a été abordée, c’était toujours sous l’angle du langage individuel, des idiolectes. Ainsi, le philologiste allemand Karl Vossler (1872-1949) par exemple, réduit « the essence of any form of language » à « the spiritual creativity of the individuum » (Bakhtine 1953, p.67), oubliant « the internal social nature » du discours (Bakhtine 1971b, p.136). Ce n’est donc pas une surprise si une telle approche a conduit des disciples de Vossler, comme Leo Spitzer (1887-1960), à consacrer leurs travaux à la stylistique et à la poétique traditionnelle, c’est-à-dire aux genres littéraires, où la créativité individuelle à toute latitude à s’exprimer 61 . En somme, la créativité considérée comme un fait social est un sujet inédit quand Bakhtine commence à écrire sur la question.

Pour être précis : c’est un sujet inédit dans les milieux académiques. Car quelques non linguistes commencent à affirmer même la nécessité d’une telle créativité, comme le fait Antoine de Saint-Exupéry en 1938 :

‘Une société évolue, et l’on cherche encore à saisir, par l’instrument d’un langage périmé, les réalités présentes. Valable ou non, on est prisonnier d’un langage et des images qu’il charrie. C’est le langage insuffisant qui se fait, peu à peu, contradictoire : ce ne sont jamais les réalités. Quand l’homme forge un concept nouveau, alors seulement il se délivre. L’opération qui fait progresser n’est pas celle qui consiste à imaginer un monde futur : comment saurons-nous tenir compte des contradictions inattendues qui naîtront demain de nos prémices, et, imposant la nécessité de synthèses nouvelles, changeront la marche de l’histoire ? Le monde futur échappe à l’analyse. L’homme progresse en forgeant un langage pour penser le monde de son temps. (Saint-Exupéry 1938, p.346) 62 .’

Certes, des linguistes comme Dell Hymes ont fait écho à ces préoccupations quand ils ont déclaré que « the linguists have only interpreted language in various ways. The point, however, is to change it » (cité par Cazden 1989, p.121). Ce point de vue les a même amenés à recentrer leurs travaux sur des concepts qui lui soient compatibles et à y consacrer toute leur carrière de chercheurs : comme Courtney B. Cazden l’explique, Hymes « continued to call […] for the acquisition of new communicative competencies that we all need because of a changing world » (Cazden, Ibid.). Simplement, le concept de « communicative competence » a été élaboré par Hymes dans les années 1960, à une époque il est vrai où aucune traduction des essais de Bakhtine n’avait encore atteint le monde occidental, mais à une époque aussi où les approches traditionnelles en linguistique étaient largement remises en question, et pas seulement par (ni à la façon de) Noam Chomsky 63 .

Quoi qu’il en soit, l’important n’est pas d’élire le gagnant d’une compétition que Hymes lui-même refuse en reconnaissant simplement la proximité de ses vues avec celles de Bakhtine. L’important est que tous les deux soulignent la « multiplicity of genres 64 as an organising principle in the resources of a group » (Hymes 1992, p.46), et que ce concept de « speech genres », de « genres du discours », explique comment la créativité dans une langue fonctionne socialement.

Voici l’essentiel du processus :

Si l’on songe aux domaines d’étude traditionnels définis en linguistique et en sémiologie structurale (phonologie, morphologie, syntaxe, sémantique), on concevra probablement la créativité comme la production de nouveaux mots ou de nouvelles métaphores. Cette sorte de créativité existe. On peut trouver des séries complètes de néologismes chez Rabelais ; on peut observer un usage intensif des haplologies chez Joyce ; on peut apprécier des métaphores toutes neuves chez Fauconnier. Mais en décrivant l’usage créatif du langage de cette façon, on revient à la vision individualiste. Qui plus est, on occulte presque tout l’intérêt des tentatives de ces auteurs.

Car si Gargantua (Rabelais 1534) était juste le lexique d’un idiolecte, si Finnegans Wake (Joyce 1939) était juste la production en chaîne de solécismes, si Malaisie (Fauconnier 1930) était juste un exercice impressionniste, appliqué à la littérature un demi-siècle après que le genre se fut démodé en peinture, qui ouvrirait encore ces livres ? Tous ces textes sont lus parce qu’ils ont un impact individuel et social. Ils présupposent, provoquent, impliquent une compréhension active, une réponse intellectuelle, qui va de la jouissance poétique à une réflexion sur le monde.

Aussi l’important n’est pas simplement de créer des mots nouveaux, de nouvelles phrases, des sens nouveaux. L’important n’est même pas de créer un nouveau genre. Pour Bakhtine, la créativité dans le langage consiste principalement à transformer les genres existants (socialement définis) en transférant certaines formes de l’un à l’autre. Elle consiste à regarder les genres d’un point de vue dialogique, en les faisant réagir les uns aux autres, en les amenant à se répondre mutuellement.

Ainsi, selon le savant russe, Rabelais crée en introduisant dans le roman des formes qui, avant lui, appartenaient aux genres de la satire Ménippée, des plaisanteries d’almanach, du carnaval, de la fête des fous, des farces (Bakhtine 1940). Dostoïevski lui-même, dans la perspective bakhtinienne, transfère à ses romans des formes empruntées aux satires Ménippées (Bakhtine 1961), et bien que l’érudit russe classe Joyce parmi les écrivains « bourgeois » (Bakhtine 1929, p.73) 65 , on pourrait montrer que Finnegans Wake est en partie dans la même lignée, développant, jusqu’à l’extrême, des procédés qui auparavant appartenaient à des genres allant du discours précieux aux jeux de mots vulgaires, rabaissant les premiers pour valoriser les seconds 66 .

Quoi qu’il en soit, le principe de base est que « the transfer of style from one genre to another not only alters the way a style sounds, under the conditions of a genre unnatural to it, but also violates or renews the given genre » (Bakhtine 1953, p.66).

Cette façon de rendre compte de la créativité dans le langage est pertinente, parce qu’elle ne se concentre pas sur la créativité littéraire, artistique, seule : tout genre peut être ainsi transformé jusqu’à un certain point, et non seulement les écrivains, mais aussi divers groupes sociaux, peuvent modifier un genre donné, du moins tant qu’ils n’évoluent pas dans ces « spheres where speech genres are maximally standard by nature and where the creative aspect is almost completely lacking » (Bakhtine 1953, p.77), mais s’attaquent aux genres conversationnels quotidiens, qui sont « subject to free creative reformulation (like artistic genres, and some, perhaps, to a greater degree) » (Bakhtine 1953, p.80).

Ainsi, la « stylistique sociologique » bakhtinienne est une approche plus globale, plus intégrative que n’importe quelle poétique traditionnelle, parce qu’elle en élargit le champ à des genres habituellement écartés comme « populaires », sans perdre sa capacité à analyser les productions artistiques. En n’oubliant pas la relation dialogique de l’artiste lui-même avec sa culture, et en considérant les locuteurs ordinaires comme impliqués eux aussi dans des relations dialogiques par leur maîtrise des genres, Bakhtine peut sereinement, de façon dépassionnée, étudier les deux.

Notes
61.

Cette approche n’est pas l’apanage des philologistes allemands : Gaston Bachelard, dans sa Poétique de l’espace, brode sans retenue sur ce thème, présupposant que « l’acte poétique n’a pas de passé » (Bachelard 1957, p.1); que l’image poétique « émerge dans la conscience comme un produit direct du cœur, de l’âme » (p.2) ; que « le poète, en la nouveauté de ses images, est toujours origine de langage » (p.4).

62.

On pourrait voir là une reprise de Marivaux : « Le nombre des mots, ou des signes, chez chaque peuple, répond à la quantité d’idées qu’il a… S’il venait en France une génération d’hommes qui eût encore plus de finesse d’esprit qu’on n’en a jamais eu en France et ailleurs, il faudrait de nouveaux mots, de nouveaux signes pour exprimer les nouvelles idées dont cette génération serait capable : les mots que nous avons ne suffiraient pas… » (Le Cabinet du philosophe, sixième feuille, Journaux & Œuvres diverses, Garnier, cité par G. Genette, Genette 1982, p.126, note 1). Marivaux cependant, contrairement à Saint-Exupéry, est ici sur la défensive (répondant à une accusation de néologisme). Il se limite aux mots et n’embrasse pas tout le langage. Et surtout, il ne colore pas son discours d’un matérialisme-historique linguistique, plus Gramscien ou Maïakovskien que Stalinien chez Saint-Exupéry.

63.

Cité ici parce qu’il est le plus mondialement connu. Cependant, dans les années 1950-1960, bien d’autres voix que la sienne se sont fait entendre. Outre que le débat était âpre entre les chomskyiens et les bloomfieldiens (dont le plus tonitruant représentant était sans doute Robert A. Hall Jr (voir Hall 1968)), un James H. Sledd n’hésitait pas à bousculer les deux camps (Sledd 1958). Mais surtout, les travaux indépendants se multipliaient, de ceux de J. L. Austin aux USA (Austin 1955) à ceux de Lucien Tesnière en France (Tesnière 1959).

64.

« Genre » est à entendre ici comme un ensemble de contraintes linguistiques, stylistiques et culturelles.

65.

Bakhtine cite et adhère à ce passage de Kirpotine parlant du « psychologisme déliquescent des Proust et des Joyce, qui marque le déclin et l’agonie de la littérature bourgeoise ».

66.

Sans oublier la promotion du lapsus au rang d’art poétique : « Qu’est-ce qui se passe dans Joyce ? Le signifiant vient truffer le signifié. C’est du fait que les signifiants s’emboîtent, se composent, se téléscopent – lisez Finnegans Wake – que se produit quelque chose qui, comme signifié, peut paraître énigmatique, mais qui est bien ce qu’il y a de plus proche de ce que nous autres analystes, grâce au discours analytique, nous avons à lire – le lapsus. » (Lacan 1973, p.49)