Mettre en relief le plurilinguisme, l’hétéroglossie, dans une langue naturelle, et en tirer des conclusions sur la créativité, est une démarche déjà assez innovante et permet d’aborder le roman, par exemple, sous l’angle de son évolution, de ses sources d’inspiration, de ses relations à d’autres genres. Mais jusque-là, rien n’a été dit du langage dans l’œuvre même.
Certes, il n’est pas rare de rencontrer le plurilinguisme dans les textes de fiction : chaque personnage peut avoir sa propre façon de parler, reflétant son milieu social, son idéologie. Des paysans de Molière au Nucingen de Balzac, ces langages peuvent même être un trait mémorable du texte.
‘La sensibilité a changé vis-à-vis du discours, de la langue, qui ont cessé d’être ce qu’ils étaient. Dans cette interaction extérieure et intérieure, chaque langue donnée, même si sa structure linguistique (phonétique, vocabulaire, morphologie) est absolument immuable, semble naître à nouveau, devient qualitativement autre pour la pensée créatrice qui y recourt.’ ‘Dans ce monde activement plurilingue, entre la langue et son objet (le monde réel) s’établissent des relations tout à fait neuves, lourdes de conséquences énormes pour tous les genres achevés, formés aux époques d’une langue unique, fermée sur elle-même. A la différence des autres grands genres, le roman s’est formé et a grandi précisément dans ces conditions d’activité aiguë du plurilinguisme interne et externe. C’est son élément naturel. C’est pourquoi il a pu se placer, au plan linguistique et stylistique, à la tête du processus de développement et de renouvellement de la littérature. (Bakhtine 1941, p.449)’Mais cela ne veut pas dire que les œuvres plurilingues sont polyphoniques. Comme Gary Saul Morson le rappelle, « to equate polyphony with ‘heteroglossia’ […] is something like equating polygamy with heterodoxy » (Morson 1994, p.291, note 8).
La polyphonie en effet ne veut pas simplement dire que plusieurs visions incompatibles du monde (ce que Bakhtine appelle des « idéologies », avec toute la connotation politique qu’a le terme depuis l’Ideologiekritik de Marx 67 (cf Gardiner 1992, pp.6, 16 & 59)) sont exprimées par des voix différentes. Cela veut dire que la vision propre de l’auteur ne domine pas celles de ses personnages.
Or, ce n’est pas si courant. Les « idéologies » de Molière et de Balzac s’imposent en force dans leurs textes, si bien que « les personnages se rejoignent en dialoguant, dans la vision unique de l’auteur […], sur un fond net et homogène » (Bakhtine 1929, ch.I, p.47).
Selon Mikhaïl Bakhtine, personne avant Dostoïevski n’avait atteint l’authentique polyphonie. Mais alors chez lui, l’authenticité de la polyphonie est perceptible même dans la façon dont ses lecteurs, aussi sophistiqués soient-ils, arguent avec ses héros plutôt qu’avec lui comme auteur. Ils se comportent comme si Raskolnikov, Myshkine, Stavrogine ou Ivan Karamazov 68 avaient des vies propres, des pensées propres.
‘On polémique avec les héros, on devient leur disciple, on essaie de développer leurs opinions en un système achevé. Le héros jouit d’une autorité idéologique et d’une parfaite indépendance ; il est perçu comme l’auteur de ses propres conceptions idéologiques à valeur absolue, et non pas comme objet de la vision artistique de Dostoïevski, couronnant un tout. (Bakhtine 1929, ch.I, p.31)’Le constat toutefois pourrait être décourageant : s’il n’y a de polyphonie authentique que sous cette forme extrême, alors on peut se demander qui, après Dostoïevski, a bien pu écrire de vrais romans polyphoniques !
Or, en dépit du verdict de Bakhtine qui voit en Joyce un exemple du « psychologisme déliquescent de la littérature bourgeoise » (1929, p.73, cité supra), Julia Kristeva (1970, p.15) considère l’écrivain irlandais comme « polyphonique » également. Une qualité que se partagent aussi, selon elle, Franz Kafka ou Antonin Artaud, et qui remonte à Stéphane Mallarmé. Il est bien sûr hors de question de discuter ici ces affirmations. Mais cela oblige à poser le problème en ce qui concerne Joseph Conrad : était-il donc un auteur « monologique », ou peut-il être considéré lui aussi comme « polyphonique » ?
Non telle qu’elle apparaît dans L’Idéologie allemande, mais dans la ‘Préface’ à la Contribution à la critique de l’économie politique, publiée en 1859, et telle qu’elle se dessine dans le Capital. Car, d’une part, « The German Ideology was not published in Marx and Engels’s lifetime and was in fact not generally available (in the Soviet Union or elsewhere) until the 1930’s » (Gardiner 1992, p.209, n.17), mais d’autre part, « L’Idéologie allemande nous offre bien, après les Manuscrits de 44, une théorie explicite de l’idéologie, mais… elle n’est pas marxiste » (Althusser 1970, p.98).
Respectivement dans Crime & châtiment (1866), L’Idiot (1868), Les Possédés (1872) et Les Frères Karamazov (1880).