2.1.1.4 Plurilinguisme & polyphonie chez Conrad

L’usage du plurilinguisme ne fait aucun doute chez l’ecrivain britannique. Outre que l’anglais de Mr. Stein dans Lord Jim est aussi pittoresque que le français de Nucingen chez le Balzac de Splendeurs et misères des courtisanes, on a pu remarquer l’usage qui était fait dans la fiction conradienne de nombreuses langues, allant du malais (dans Almayer’s Folly (Conrad 1895b) ; An Outcast of the Islands (1896b) ; The Rescue (1920a)) au français (dans Lord Jim (1900) ; Nostromo (1904a) ; Victory (1915) ; The Arrow of Gold (1919a) ; The Rover (1923a)), en passant par l’italien (Nostromo encore ; et Suspense (posthume, 1927)), l’allemand (Victory ; Lord Jim) ou l’espagnol (Nostromo) (Voir Maisonnat 1990, p.40).

Du reste, c’est désormais une cause entendue que Conrad est un parangon de multilinguisme : Frederick Karl, interrogé pour le téléfilm de Hajo Bergmann (Bergmann 1988), se dit « fascinated » par la performance littéraire de celui qui écrit dans sa troisième langue, et Borys, le fils aîné de Joseph Conrad, ne manque pas d’en ajouter une quatrième au polonais, au français et à l’anglais : « My father had always insisted that he could only speak a few words of German, however, in this emergency, it seemed to me that he spoke at considerable length and with great fluency » (Conrad 1970, p.97).

Il y a bien ceux qui notent les fautes de Conrad en français et en anglais, ne manquant pas, même dans le journal congolais de l’écrivain, jamais destiné à la publication (Conrad 1890a), de relever des phrases qualifiées de « un-English » (Curle 1926, p.168, n.2) ; il y a aussi ceux qui se moquent de l’accent étranger de Conrad parlant anglais, au point que Borys se croie tenu de préciser : « there were those who wrote about him as having a strong foreign accent, but I consider this to be a gross overstatement » (Conrad 1970, p.78)… juste avant de rapporter un exemple où « iodine » prononcé « uredyne » fait croire un instant qu’un médecin a dit à Conrad « you’re dying » (Ibid., p.78-79).

Mais même ces anecdotes et ces « corrections » révèlent de la part des plus sarcastiques la reconnaissance d’une prouesse linguistique : on ne peut relever une phrase comme « un-English » que dans un texte qui est suffisamment anglais. Et l’absence de petites piques de ce genre serait plutôt inquiétante : personne ne se moque de l’anglais de Yanko Goorall dans ‘Amy Foster’(Conrad 1901a), parce que cet étranger-là décidément est loin d’articuler la langue des natifs de l’endroit.

Le plurilinguisme, sous sa forme dialectale, est en tout cas établi, dans la fiction et au-delà, comme un trait typiquement conradien.

Cependant, on a aussi pu avancer que « sophisticated critics would not think of arguing with the ideological heroes of Turgenev or Joseph Conrad » (Morson 1994, p.91), tant il est vrai que le plurilinguisme n’implique pas la polyphonie.

Comme André Maurois le soutient à propos du capitaine MacWhirr, « son essence est de ne point penser, sa gloire de manquer d’imagination, sa force de ne contenir rien d’autre que l’action de la minute présente » (Maurois 1924, p.67). Et si Jim ne manque pas d’imagination, il n’est pas certain qu’il pense pour autant : « Il règne par toute l’œuvre de Conrad un grand silence de la raison, un mépris audacieux et grave de la persuasion logique ou oratoire » (Fernandez 1924, p.88). Pour la critique donc, si « le héros de Dostoïevski est un homme de l’idée » (Bakhtine 1929, ch.III, p.126), celui de Conrad ne l’est pas, et ses personnages pourraient souvent dire comme le narrateur de The Arrow of Gold : « I was really too tired to think » (Conrad 1919a, part I, ch.3, p.61).

C’est là néanmoins un jugement bien trop global pour être accepté sans plus de formalité. Les critiques qui l’émettent ont certes quelque influence dans le monde littéraire 69 , mais il y va d’une réputation, et les phrases citées supra font planer sur Conrad le grave soupçon d’anti-intellectualisme, ce qu’il ne mérite pas 70  : les conflits idéologiques abondent dans ses œuvres, comme le montreront les chapitres suivants. Simplement, rares y sont les personnages qui portent à eux seuls un discours idéologique explicite, si bien qu’on ne sait trop qui, pour Gary S. Morson, tiendrait le rôle d’« ideological hero » dans les œuvres de Conrad. Le « héros idéologique » reste semble-t-il l’apanage du roman russe, de Dostoïevski en particulier, auteur que Conrad n’a jamais beaucoup apprécié : « I don’t know what D[ostoevsky] stands for [n]or reveals, but I do know he is too Russian for me » écrit-il (Conrad 1912c, p.70), bien qu’Under Western Eyes (Conrad 1911a) ait pu être qualifié de roman « dostoïevskien » 71 .

Quoi qu’il en soit, aucune conclusion définitive ne saurait être tirée de telles comparaisons : il convient en effet de ne pas prendre ce qui chez Bakhtine est un exemple canonique de polyphonie pour une règle absolue : il n’y a pas que Dostoïevski dans le monde littéraire, et il n’y a sans doute pas de polyphonie que sur le mode dostoïevskien.

Notes
69.

Il ne s’agit pas ici seulement d’André Maurois. « Fernandez, jeune colosse fortuné d’origine sud-américaine, est un romancier déjà en pleine sève, un critique incisif au coup d’œil sûr : c’est lui qui, un jour, amènera André Malraux chez Gallimard », insiste Emmanuel Chadeau (Chadeau 2000, p.60).

70.

Sans parler de Turgenev, visé aussi par Gary S. Morson. Le personnage de Bazarov dans Fathers and Sons (Turgenev 1862) par exemple, a tout d’un « homme de l’idée » dostoïevskien.

71.

Mais il a été qualifié d’anti-dostoïevskien aussi bien : voir à ce sujet Paul Rozenberg, Joseph Conrad, l’ombre vive (1997, ch.8, p.121 et sq.).