2.1.1.5 Le tout polyphonique

L’ensemble P des textes polyphoniques n’a nulle part été défini en extension par Bakhtine. Encore moins le critique russe réduit-il cette extension à un élément unique, P = {Dostoïevski}. Il ne suggère même pas qu’une définition en extension soit jamais possible, car il existe potentiellement une infinité de textes polyphoniques. Ce que Bakhtine dit, pour ne pas laisser la polyphonie dans le pas-tout 72 d’un infini à quoi rien ne ferait exception, c’est qu’il existe des multiplicités de voix qui ne sont pas polyphoniques. Il définit le tout polyphonique par sa limite externe. Il n’est donc pas inutile d’expliciter ici de quelle limite il parle, afin d’éviter les lectures trop dogmatiques.

L’insistance à propos de Dostoïevski sur « l’homme de l’idée », l’usage répété des notions de visions du monde, d’idéologie, la référence constante au groupe qui définit le genre, laissent entendre qu’une multiplicité de voix n’est polyphonique pour Bakhtine qu’à condition d’être l’effet d’une confrontation idéologique. Et la classification de l’émergence historique comme supérieure à toute autre (Bakhtine 1937, détaillé en 2.1.2.2 infra) semble confirmer l’interprétation selon laquelle la polyphonie est une affaire d’idéo-lectes, c’est-à-dire de traces, dans les énoncés, de la Weltanschauung de chaque locuteur 73 .

‘For Bakhtin, it will be perceived, a voice is not just a mechanical means whereby thoughts are broadcast, it has an ideological dimension. Different voices in the novel represent and disseminate different points of view, different perspectives. (Hawthorn 1992, p.110)’

Même à ce stade cependant, il serait abusif d’en déduire que de telles « visions du monde » ne sont exprimables que par des voix clairement attribuées à des personnages : depuis les narrateurs multiples jusqu’aux conflits intérieurs, rien ne préjuge des modes infinis sur lesquels la multiplicité vocale, y compris idéologique, peut se jouer.

‘For Bakhtin different voices can be isolated even in a narrator’s or single character’s words : when we speak, our utterances contain a range of different voices, each of which carries its own values, such that an utterance can represent a veritable war of different viewpoints and perspectives. (Hawthorn 1992, p.110)’

Mais qui plus est, si, chez Bakhtine, les multiplicités vocales intimes, non strictement idéologiques, audibles en-deçà des idiolectes, en-deçà même du dilemme politique intérieur, et parlant plutôt lalangue de la Spaltung, sont globalement ignorées, elles ne sont pas pour autant explicitement écartées.

Qu’elles ne fussent jamais supposées suffirait en effet à interdire de les considérer comme exclues de la polyphonie, renvoyées à l’extérieur de l’ensemble P pour lui servir de limite : une telle limite ne pouvant être qu’explicite dans la logique applicable « dès que vous avez affaire à un ensemble infini » (Lacan 1973, p.131), il faut que Bakhtine l’ait nommée en toutes lettres dans ses textes. Le non-dit ici ne vaudrait pas pour une négation. Mais en outre, ce que Bakhtine dit de l’émergence du sujet (voir 2.1.2 infra) entrouvre sa « translinguistique » sur cette « lalangue » qui oriente Lacan vers la « linguisterie » (« ce par quoi je me distingue du structuralisme » (Lacan 1973, p.129)) 74 .

Il est vrai pourtant que, sur la place que peut occuper la polyphonie en poésie, Bakhtine tranche brutalement :

‘La polysémie du symbole poétique présuppose l’unité et l’identité de la voix par rapport à lui, et sa pleine solitude dans sa parole. Dès qu’une voix étrangère, un accent étranger, un éventuel point de vue différent font irruption dans ce jeu du symbole, le plan poétique est détruit et le symbole transféré au plan de la prose. (Bakhtine 1935, p.148) 75

Tandis que pour Lacan, c’est la poésie qui parle le mieux lalangue :

‘Il suffit d’écouter la poésie […] pour que s’y fasse entendre une polyphonie et que tout discours s’avère s’aligner sur les plusieurs portées d’une partition. (Lacan 1957, p.500)’

Ce sont de telles divergences qui feraient aisément supposer l’incompatibilité de la polyphonie bakhtinienne, principalement idéolectale, avec la polyphonie lacanienne issue de la Spaltung, de la« schize » (Lacan 1949, p.96) entre le « champ du moi et celui de l’inconscient » (Lacan 1955b, p.430) 76 , ou même issue des « péripéties de la subjectivité, tant et si bien que le ‘je’ gagne et perd contre le ‘moi’ » (Lacan 1953, p.262).

Cependant, Bakhtine reconnaît traiter du discours poétique « au sens étroit » (Bakhtine 1935, pp.107 & 147). Mais ce n’est pas parce qu’il le définit comme figure : « le discours poétique est un trope, qui exige que l’on perçoive clairement en lui ses deux sens » (Bakhtine 1935, p.147). Sur ce point, Lacan le rejoint qui reconnaît surtout dans « l’étincelle poétique » une « création métaphorique » (Lacan 1957, p.504) et un usage « acrobati[que] » (Ibid., p.502) de la métonymie 77 . Tout au plus Lacan généralise-t-il dans le discours poétique la « fonction proprement signifiante » (Lacan 1957, p.502), c’est-à-dire la subordination aux « lois du signifiant » (Ibid., p.509) qui, au-delà des tropes, permettrait d’inclure aussi anagrammes, rimes ou acrostiches 78 .

« L’étroitesse » de Bakhtine tient-elle dans ce qu’il en induit ? « Jamais, sous aucun prétexte, on ne peut imaginer un trope (une métaphore, par exemple) déployé en deux répliques de dialogue, c’est-à-dire avec ses deux sens partagés entre deux voix différentes » (Bakhtine 1935, p.147)... car, déploierait-on un symbole en l’accentuant par exemple « de manière ironique […], autrement dit, [en] y introdui[sant] sa propre voix » que « de ce fait, le symbole poétique […] [serait] transféré en même temps au plan de la prose » (Bakhtine 1935, p.148).

La justification ici semble courte : il n’y a pas de « voix différentes » que séparées en répliques de dialogues ou dominées par la voix autoriale ! Les syllepses en particulier ne peuvent se lire que si le sens du trope est « partagé entre deux voix différentes » : une voix intime et une voix narrative par exemple. Ainsi, quand le Pyrrhus d’Andromaque dit chez Racine qu’il était « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai », sa voix se scinde : le je qui mit le feu à la ville et le je amoureux ne se coordonnent que le temps d’un vers, mais restent deux entités distinctes sinon successives chez un sujet schizé.

Cependant, d’autres avant Bakhtine ont paru douter que ce fût encore là de la « poésie » :

‘Ce n’est là, il faut en convenir, qu’une exagération ridicule, et, comme le dit Laharpe, qu’un froid abus d’esprit ; car, comme l’observe ce fameux critique, quel rapport peut-il y avoir [...] entre les feux de l’amour et l’embrasement d’une ville ? (Fontanier 1830, p.107).’

Mais la question porte sur la métaphore elle-même, sur le trope du signifiant /feu/, et non sur la syllepse. « Hippolyte, protestant de son amour à Thésée, lui dit :

‘Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur
et ce vers est loué par ceux mêmes qui censurent le plus le[...] premier[...] » (Fontanier 1830, p.108).’

Bakhtine serait-il donc aussi normatif qu’un Fontanier ou un Dumarsais ? Bien plutôt expose-t-il ici sa théorie implicite des tropes. Tout trope est une dissimulation : l’un des deux sens est toujours partiellement recouvert par l’autre. Toute voix seconde intervenant sur un trope ne peut qu’en expliciter, soit le sens dissimulé (si « ses deux sens [sont] partagés entre deux voix différentes »... même par syllepse), soit le mécanisme (par ironie). Mais passer de la dissimulation à l’explicite, passer du trope au dicible, c’est passer de la poésie à la prose.

Or, cette théorie implicite du discours poétique comme trope et du discours prosaïque comme dicible n’est pas incompatible avec la position lacanienne. En effet, faire de lalangue ce qui « touche au réel » (Milner 1983, p.40), c’est en faire ce qui touche à l’indicible, et que seule la poésie (comme trope) peut effleurer :

‘Lalangue est pas-toute : il en suit que quelque chose ne cesse pas de ne pas s’y écrire, et dans toutes les formes discursives qui ont rapport à lalangue, ce quelque chose exerce une action. [Ainsi il existe] une position qui se définit de ne pas ignorer le point de cessation, d’inlassablement y faire retour, de ne jamais consentir à le tenir pour rien – en bref, la poésie. (Milner 1978, p.38)’

Par contraste, enregistrer cette parole qui dit que « seule la politique justifie qu’il y ait des touts dicibles et qu’ils soient dicibles » (Milner 1983, p.80), c’est justifier la prose bakhtinienne et sa polyphonie souvent idéologique.

Bakhtine n’a donc pas tort de contraster poésie et prose comme le trope contraste avec le dicible. Son « étroitesse » ne vient finalement que de ce qu’il ignore le troisième terme : le Witz.

Si le trope en effet dissimule partiellement, il pointe aussi très nettement vers ce qui ne se dit pas. Ainsi, si l’on ne peut pas explicitement traiter deux parvenus de voleurs, la métaphore qui recouvrirait un signifiant (celui de leurs noms propres) avec un autre (celui des deux larrons crucifiés de part et d’autre du Christ) serait encore trop agressive, parce que trop positivement assertive. Le Witz en revanche, le mot d’esprit, se refuse à dire même le trope, et pointe vers son absence : montrer l’espace vide entre les deux portraits des parvenus et dire qu’on n’y voit pas le Christ (Freud 1905, p.644), c’est ne plus même effleurer l’indicible, c’est s’en séparer par l’écran d’un trope passé sous silence. De la prose (à teneur alors clairement « idéologique ») qui accuserait crânement les parvenus, au trope des larrons crucifiés, il y avait une dissimulation, certes, mais encore une transparence. Du trope au Witz, il n’y a plus que prétérition, sinon dénégation. Aussi faut-il franchir « à rebours » (Lacan 1957, p.505) le passage de l’un à l’autre pour y retrouver le sens.

A s’arrêter au trope en poésie, comme le fait Bakhtine, on n’en retient que la dissimulation bloquant la polyphonie. A le penser dans son rapport au Witz, comme le fait Lacan, on en voit au contraire tout ce qu’il parvient à dire que le Witz n’oserait pas. Le trope poétique pour Bakhtine est une affaire de « langage indubitable » (Bakhtine 1935, p.108), que la polyphonie menace de ruine. Le trope poétique pour Lacan est un espace pour lalangue, un resserrement sur l’indicible que le Witz tient trop lâche. La polyphonie explicite, dialoguée (lourdement, avec son trope « déployé en deux répliques de dialogue » (Bakhtine 1935, p.147, cité supra), et non subtilement dialogisée), y est impossible pour le premier 79 . La polyphonie intime des multiples voix schizées s’y entend plus clairement qu’ailleurs pour le deuxième. En excluant de la poésie la polyphonie dialoguée, Bakhtine ne dit rien contre Lacan. En écoutant dans la poésie la polyphonie intime, Lacan ne prétend pas y trouver de dialogue explicite. Les accentuations du mot « polyphonie » sont si différentes entre Bakhtine et Lacan qu’il y aurait contresens à en déduire un refus, des idéologies chez l’un, de lalangue chez l’autre : les deux théoriciens se croisent sans se voir.

C’en est au point qu’il faut prendre avec caution toute tentative visant à élargir les définitions bakhtiniennes. La proposition de Jay L. Lemke, qui invite à traduire par « ideational » ce que Bakhtine qualifie de « ideological » (Lemke 1998, p.34), est un glissement risqué. La translinguistique bakhtinienne s’occupe certes de sujets autant que de genres, d’hommes « in the process of becoming » (Bakhtine 1937, p.19) autant que de visions du monde, mais c’est en la développant par des apports qui lui sont extérieurs plus qu’en l’étirant pour lui faire tout recouvrir qu’on parviendra à remplir les espaces qu’elle laisse vides.

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas l’origine (intime, idéologique, générique) des voix qui garantit ou compromet la polyphonie. Une multiplicité de voix reste « monologique » si, et seulement si, ces voix sont hiérarchisées, c’est-à-dire si l’une d’elles domine les autres. C’est ce qui a été vu supra (2.1.1.3), c’est ce sur quoi il convient d’insister ici, car c’est là la seule limite externe que Bakhtine reconnaît pour construire le tout polyphonique.

Or, cela laisse ouvertes bien des possibilités, et rien ne dit que la polyphonie conradienne dût partager de quelconques propriétés avec la polyphonie dostoïevskienne, hormis ce qui les définit toutes deux comme polyphonies : l’absence de voix dominante dans une multiplicité audible. Loin d’être écartée, la question de la polyphonie chez Conrad appelle donc à une analyse plus approfondie dans les chapitres à venir.

Notes
72.

Au sens lacanien.

73.

Ce que Roland Barthes appelle l’engagement de « l’écriture », d’un mot trop encombré de signifiés triviaux ou pragmatiques pour être utilisé sans autre précaution : « l’écriture […] découvre mon passé et mon choix, elle me donne une histoire, elle affiche ma situation, elle m’engage sans que j’aie à le dire » (Barthes 1953, p.23).

74.

Sur la compatibilité de la « translinguistique » bakhtinienne et de la « linguisterie » lacanienne, voir Paccaud-Huguet 1999.

75.

« The essay ‘Discourse in the Novel’ [Bakhtine 1935] was written after a conference on the novel organized by Georg Lukács at the Communist Academy in Moscow in 1934-5. In other words, this text can plausibly be read as a kind of implicit critical commentary on the sociology of the novel that Lukács was then attempting to develop, an approach which is in many ways antithetical to Bakhtin’s own. Whereas Lukács sees the novel as a debased form of ‘the great epic’, Bakhtin was concerned to emphasize the differences between the novel and the epic in the strongest possible terms. » (Gardiner 1992, p.205, n.6). Ainsi le discours poétique visé ici par Bakhtine ne serait que celui qui « has been fostered by the advocates of officialdom throughout the ages » (Gardiner 1992, p.42). Il n’en reste pas moins que la formulation vise à couvrir toute forme poétique, comme distincte de la prose, et que ceci engloberait Villon autant que Malherbe, Marc Papillon de Lasphrise autant qu’Agrippa d’Aubigné !

76.

La Spaltung freudienne décrite par Lacan comme une « refente du moi » (Lacan 1958, p.230), ou la « Ichspaltung ou refente du sujet » (Lacan 1960b, p.322), est admise par le psychanalyste « à la base, puisque la seule reconnaissance de l’inconscient suffit à la motiver » (Lacan 1966, p.335).

77.

Les tropes chez Roman Jakobson en effet se réduisent à deux, la métonymie incluant la synecdoque.

78.

Lacan appelle parfois « poète » celui (comme Marcel Proust (Lacan 1958, p.219)) qui travaille sur la « fonction poétique » du « message » au sens jakobsonien, et dont la vérité de l’œuvre ne dépend d’aucune référence au monde réel (Lacan 1958, p.220, n.3). Cependant, la subordination aux « lois du signifiant » relève sans ambiguïté d’une problématique spécifique à la poésie comme distincte de la prose (laquelle se préoccupe aussi beaucoup des signifiés), et place l’argumentation lacanienne de 1957 sur le même plan que celle de Bakhtine. Aussi ne gagnerait-on rien à entendre ici métaphore et métonymie comme de simples relations, de similarité ou de contiguïté respectivement, applicables à tous les textes, même aussi peu poétiques que les « polars » : « The novel of crime and detection, however twisted, displaced and subverted, depends for its coherence as a narrative on causality. The corpse in the classic whodunnit is an effect without an immediately obvious cause, or causer. The narrative consists of the process of identifying that causer, reconstructing the chain of events that led up to the effect by interpreting and fitting together various clues which are synecdoches of the total matrix of events. This kind of novel is therefore a metonymic form in Jakobson’s typology, based on relationships of contiguity such as cause and effect, part and whole, rather than similarity. » (Lodge 1995, p.155-156). Soit. Mais il n’y aurait alors rien « d’acrobatique » dans un tel usage de la métonymie, qui reste plus subordonnée aux « lois du signifié » (identification, reconstruction d’une chaîne d’événements, interprétation...) qu’à celles du signifiant.

79.

Ainsi Bakhtine implique-t-il qu’un ‘Debat du cuer et du corps de Villon’ (Villon 1461) n’est plus de la poésie « au sens étroit ». Certes, ce texte ne fonde pas son dialogue sur les deux sens dissociés d’un même trope. Les deux voix de cette Spaltung villonesque se fondent chacune sur un trope complet : le ‘cuer’ est au surmoi freudien ce que le ‘corps’ est au moi, et chacune de ces deux instances énonce une idéologie (l’idéologie chrétienne du ‘cuer’ rappelle ce que « Salmon escript en son rolet » (Villon 1461, v.35), c’est-à-dire que « l’homme de bien dominera les astres » (Livre de la Sagesse, 8, 17-19) ; l’idéologie païenne du ‘corps’ accuse le destin sous la forme d’un Saturne qui, « Quant [il] me feist mon fardelet,/ Ces maulx y meist » (Villon 1461, vv.32-33)). Mais cette multiplicité de voix dont aucune ne domine (à la différence des ‘débats’ traditionnels où la vertu triomphe toujours) s’en tient au dicible, et ressortit de facto autant à la « prose » qu’une pièce versifiée de Donneau de Visé ou de Corneille.