La question de l’émergence chez Conrad devra être examinée d’autant plus près que toute émergence n’est pas une stanovlenie. Tout ne se pose pas en termes de « devenir », c’est-à-dire de ligne temporelle extrapolable. Outre les extrapolations, il existe aussi des aléapolations, des ramifications, des points sur la ligne du temps d’où partent plusieurs branches, où s’ouvre un éventail de possibilités futures : ce que Gary Saul Morson appelle le sideshadowing (Morson 1994). Le choix d’une branche pour passer au-delà de ce point nodal est affaire de contingence plus que de détermination. Une fois franchi, le nœud temporel semble n’avoir pas existé et une ligne sans rupture peut se redessiner : l’émergence redevient évolution sans heurt, par une opération de backshadowing comme en décrit Michael André Bernstein (Bernstein 1994). Mais le point nodal a pourtant causé un flottement quant à l’avenir du sujet qui le rencontre.
Le nœud temporel, c’est pour lui cet « intervalle de temps où les dés tourbillonnent, avant de retomber » (Milner 1995, p.63). Or, c’est précisément à cet intervalle de temps que « la doctrine [induite des écrits de Lacan] a donné un nom : émergence du sujet, lequel n’est pas le lanceur (le lanceur n’existe pas), mais les dés eux-mêmes tant qu’ils sont en suspension » (Ibid.). C’est pour cette raison que le terme « aléa-polation » est introduit ici. Mais ce n’est là qu’une variante pour « l’émergence » au sens lacanien, laquelle est distincte, sans lui être incompatible, de l’émergence bakhtinienne 83 .
Or, les oscillations des personnages étant le plus souvent le fondement même de l’intrigue conradienne, il est fort probable que la notion bakhtinienne de stanovlenie ne soit pas la seule pertinente. L’aléapolation peut tout autant être le mode par lequel le sujet émerge chez Conrad.
« Bakhtin omitted what may be the most important method [...] to convey a sense of real alternatives : sideshadowing » (Morson 1994, p.113).