2.1.2.4 L’inachèvement (HE3 a BEPШËHHOCTb)

L’insistance sur le devenir, l’émergence et le développement conduit en tout cas Bakhtine à mettre l’accent sur les aspects inachevés de l’existence, de l’art, et même du langage.

‘Everything that already exists exists without justification: it has dared, as it were, to become already determinate and to abide (obstinately) in this determinateness within a world, the whole of which is yet-to-be in respect of its meaning and justification – like a word that seeks to become totally determined within a sentence we have not yet finished saying and thinking through to the end. (Bakhtine 1923, p.133)’

Dans la monographie de Bakhtine sur Dostoïevski par exemple, l’inachèvement (décliné en termes variés comme « inachevé(e) » ou « inachevable », comme « non fermé(e) » ou « non parachevant(e) ») ne cesse d’être mentionné.

C’est le cas à propos du héros : « la vision de l’auteur est centrée sur la conscience de soi du héros, sur son inachèvement, sur l’absence de solution » (Bakhtine 1929, ch.II, p.87 (et passim)). C’est le cas à propos de l’idée : « chez Dostoïevski, un homme surmonte sa ‘réité’ et devient ‘l’homme dans l’homme’ seulement en pénétrant dans la sphère désintéressée et inachevable de l’idée » (Bakhtine 1929, ch.III, p.127 (et passim)).

L’inachèvement définit même le genre du roman en le reliant à la satire Ménippée, dans laquelle « les rêveries, les songes, les folies détruisent l’unité épique et tragique de l’homme et de son destin, découvrent en lui un homme différent, des possibilités d’une autre vie. Le personnage perd son achèvement, son monisme » (Bakhtine 1961, p.163 (et passim)).

Ce même inachèvement est le point capital dans les essais sur Rabelais et Gogol, qui utilisent tous deux le grotesque, où

‘le mouvement cesse d’être celui de formes toutes prêtes – végétales ou animales – dans un univers lui aussi tout prêt et stable ; il se métamorphose en mouvement interne de l’existence même et s’exprime dans la transmutation de certaines formes en d’autres, dans l’éternel inachèvement de l’existence. (Bakhtine 1940, p.32)’

Par conséquent, « l’entité du monde gogolien », par exemple, « se présente radicalement comme n’étant ni close, ni se suffisant à elle-même » (Bakhtine 1970, p.487).

Inutile d’insister outre mesure : inachèvement, devenir, quête de l’unité, sont les avatars d’une même préoccupation. Il doit être clair désormais que, si le dialogisme est l’outil méthodologique principal pour Bakhtine, dans l’ensemble ses « essays are unified by one theme in various stages of its development [: t]he unity of the emerging (developing) idea » (Bakhtine 1971b, p.155).