2.2 Dialogisme chronotopique

C’est l’émergence en tout cas qui permet de mieux comprendre ce que Bakhtine entend par chronotope.

2.2.1 Chronotopes et devenir

Dans les années 1936 à 1938, Bakhtine a abordé à plusieurs reprises le problème des genres littéraires. Par « problème » nous n’entendons pas : « Que définir ? ». Le roman sophiste, la biographie antique, l’idylle, etc., sont ainsi nommés dès le début. Le « problème » est : « Comment définir ces genres ? », quels critères utiliser ?

Dès 1936-1937, les « five types of novel » énumérés par Bakhtine d’après le degré d’émergence que l’on peut y trouver, sont cohérents avec son onomastique. Certes, le roman sophiste représente le degré zéro du devenir, et comme tel, compte peu dans cette typologie. Mais l’idylle en est bien le premier grand genre, le roman éducatif en est le deuxième, l’(auto-)biographie en est le troisième et le roman didactique-pédagogique en est le quatrième. Le cinquième « type de roman » est plus une lignée qu’un genre : les avatars du roman ménippéen s’étendent du grotesque de Rabelais à la polyphonie de Dostoïevski. Mais dans l’ensemble, le classement est définitivement établi.

Ce qui change en 1938, c’est seulement que le roman sophiste, l’idylle, la biographie, etc., ne sont plus définis par leur degré d’émergence mais par leurs chronotopes spécifiques. Car pour le reste, les frontières entre ces genres sont les mêmes, comme si chaque degré d’émergenceproduisait aussi un chronotope spécifique (ou inversement). Il se pourrait donc que ce ne soit pas un hasard si le mot « chronotope » apparaît précisément en 1936, quand l’usage du concept de devenir devient extensif. On suspecte les deux notions de s’interpénétrer.

En effet, il n’est pas vraiment surprenant de constater qu’au degré zéro du devenir correspond le degré zéro du temps (absence de durée mesurable, pas d’autres marqueurs de temps que « soudain » et ses variantes) et le degré zéro de l’espace (lieux abstraits et non identifiables), comme c’est le cas dans le roman grec : si un héros ne change pas, le temps et l’espace peuvent bien être infinis, le résultat, ou l’absence de résultat, seront les mêmes.

A l’autre extrémité, il était tout aussi prévisible que le plus haut degré du devenir (historique aussi bien qu’individuel) demande une localisation précise dans le temps et l’espace. Là où l’histoire est en jeu, la période et le lieu prennent une importance capitale. Par exemple,

‘in Gœthe’s world there are no events, plots, or temporal motifs that are not related in an essential way to the particular spatial place of their occurrence, that could occur anywhere or nowhere (‘eternal’ plots and motifs). Everything in this world is a time-space, a true chronotope. (Bakhtine 1937, p.42)’

De même, le devenir collectif populaire prend place dans un temps de croissance enraciné dans un sol productif concret (voir Bakhtine 1938 sur Rabelais et le folklore). Toute émergence, quel que soit son degré, doit avoir lieu quelque part, à un certain moment, et tout chronotope, au-delà du degré zéro, implique une évolution : la forme du devenir impose une forme de chronotope, et vice-versa.

La conséquence pratique de tout ceci, c’est qu’étudier un chronotope ne signifie pas décrire le temps et l’espace uniquement. Cela impose de prêter également attention au devenir humain.