2.2.2 Chronotopes et dialogisme

Les chronotopes, en tant qu’idéologies, que visions du monde, sont nécessairement dialogiques. Franchissons le pas, et avançons aussi que le dialogisme est nécessairement chronotopique.

En effet, ce qui s’oppose ou se confronte dialogiquement pour Bakhtine, ce sont des « utterances », des énoncés. Mais, qu’il l’exprime explicitement ou qu’il le laisse deviner par sa relation avec un genre donné, un énoncé révèle toujours une vision du monde, de l’homme, de l’espace-temps, et une position de sujet. Tout énoncé complet, au sens bakhtinien, se réfère à un chronotope.

Ceci n’est surprenant que si on garde à l’esprit les chronotopes généraux utilisés par Bakhtine pour son « historical typology of the novel » (comme il intitule l’essai de 1937). Dans cette perspective, comment les héros de Dostoïevski pourraient-ils exprimer chacun un chronotope si, non seulement le roman où ils apparaissent, mais toute la production de Dostoïevski, sont gouvernés par un « champ de possibilités » (pour reprendre la description des chronotopes que donne Gary Saul Morson (Morson 1994, p.106)) ménippéen ? Les chronotopes dans ce cas ne paraissent pas assez discriminants pour rendre compte du dialogisme dans un texte singulier !

Seulement, ce point de vue ignorerait de façon grossière ce sur quoi Bakhtine a pourtant insisté :

Nous ne parlons ici que des grands chronotopes fondamentaux, qui englobent tout. Mais chacun d’eux peut inclure une quantité illimitée de chronotopes mineurs, et chaque thème peut avoir son chronotope propre, comme nous l’avons déjà dit.

Dans les limites d’une seule œuvre et de l’art d’un seul auteur, nous observons quantité de chronotopes, et leurs interférences, complexes, spécifiques de l’œuvre et de l’auteur ; il arrive, au surplus, que l’un de ces chronotopes recouvre tout, ou prédomine. (Ce sont ceux que nous avons analysé ici en priorité.) [Mais] ils peuvent [aussi] s’imbriquer l’un dans l’autre, coexister, s’entrelacer, se succéder, se juxtaposer, ou se trouver dans des relations réciproques plus compliquées. Le caractère général de ces interrelations apparaît comme dialogique (au sens large de ce terme). Or, ce dialogue […] entre dans le monde de l’auteur, de l’exécutant, et dans celui des auditeurs et des lecteurs, mondes chronotopiques, eux aussi. (Bakhtine 1973, p.392-393)

Il est donc clair que tout « dialogue » prend de fait une dimension chronotopique, tout comme il est clair que les chronotopes entrent mutuellement en relation dialogique : étudier l’un, c’est tenir compte des autres. Il n’y a pas d’énoncé qui ne soit pas chronotopique. Bakhtine définit ici le « pas-tout » à partir duquel il entend travailler.