2.3.3 Bakhtine phénoménologue

Une autre objection pourrait viser la désignation même d’une sémiotique Peircéo-Lacano-Bakhtinienne comme phénoménologique.

Que Charles Sanders Peirce fût phénoménologue ne fait pas vraiment débat. Son Objet Dynamique 87 (inaccessible, inconnaissable), qui permet néanmoins le percept, lequel conduit à l’Objet Immédiat (déjà pris dans le processus interprétatif), ne sont pas chez lui une façon de présenter le « temps logique » qui se décompose en « instant du regard », « temps pour comprendre » et « moment de conclure » (Lacan 1945), car le temps logique commence au percept et ne suppose rien en amont.

Poser un Objet Dynamique, c’est là le geste phénoménologique type : c’est ne pas ignorer le Réel sous prétexte qu’on n’en peut rien connaître 88 .

Or, ce Réel inconnaissable est aussi celui de Lacan, qui ne se fait pas faute de se déclarer ouvertement phénoménologue, parlant d’une « analyse phénoménologique » (Lacan 1936, p.75 & 1946, p.163), ou procédant « selon la méthode phénoménologique que je prône ici » (Lacan 1946, p.179). Certes, la référence sur ce point évolue, et du Hegel convoqué dans les premiers Ecrits (« la phénoménologie hégélienne » (Lacan 1953, p.290)), mais renié par la suite (Lacan 1964, p.240) 89 , on passe à Maurice Merleau-Ponty en 1954 (Lacan 1954, p.382). La méthode s’affine donc, mais elle demeure phénoménologique jusqu’aux derniers séminaires.

Reste le cas de Bakhtine. Le « mot » bakhtinien il est vrai ne remonte jamais vers un Objet Dynamique, un élément du Réel, inconnaissable mais référent potentiel tout de même. Le « mot » à double orientation de Bakhtine ne remonte que vers un « autre mot », un discours de l’autre, ou plutôt vers une multiplicité de discours autres avec lesquels il entre en relation(s) dialogique(s). Il ignore donc la théorie des choses, pour ne s’occuper que de la théorie des signes. Mais en cela, il ne fait que s’insérer dans une phénoménologie peircéo-lambertienne. Il ne s’oppose même pas au premier Heidegger : « the meaning of phenomenological description as a method lies in interpretation » (Heidegger 1927b, p.61) 90 . Le « mot » bakhtinien, celui qui « se montre », qui se dit, ne fait que supposer d’autres « mots », cachés parce qu’implicites :

‘Now what must be taken into account if the formal conception of phenomenon is to be deformalized into the phenomenological one […] ? Manifestly, […] it is something that lies hidden, in contrast to that which proximally and for the most part does show itself. (Heidegger 1927b, p.59) 91

Bakhtine amorce donc aussi une remontée, vers le « phénomène » d’une altérité discursive. Simplement, il n’atteint pas au « discours de l’Autre » lacanien, qui ne désigne rien de moins que l’inconscient : d’où les divergences marquées entre Bakhtine et Lacan, sur la poésie notamment (cf supra, 2.1.1.5). Mais malgré ses limitations, la méthode phénoménologique s’applique assez chez Bakhtine pour décentrer un sujet naguère intouchable, c’est-à-dire pour reprendre à son ébauche le geste freudien que Lacan achèvera. La continuité entre le geste bakhtinien (embryonnaire) et les thèses lacaniennes (élaborées) est en tout cas si manifeste que certains ne la croient pas fortuite : même si Bakhtine n’a pas écrit l’ouvrage de Voloshinov sur le Freudianism : A Marxist Critique (Voloshinov 1927), le « Cercle » de Vitebsk était assez fermé pour que Bakhtine et Voloshinov aient pesé ensemble l’argumentation qui y est présentée. Or,

‘Voloshinov’s Freudianism : A Marxist Critique […] had a demonstrable impact on Jakobson and the rest of the Prague Circle, whose writings influenced Lévi-Strauss during his formative years. […] Lacan drew a large amount of inspiration from Lévi-Strauss in turn. One could in fact speculate that Lacan’s reconstruction of psychoanalysis was perhaps in some small measure prompted by Voloshinov’s original linguistically-based critique of Freud in 1927 ! (Gardiner 1992, p.210, n.21).’

On peut d’autant mieux « spéculer » une généalogie de ce genre, que Lacan, comme plus tard Jean-Claude Milner, se réfère plusieurs fois directement à Roman Jakobson 92 .

En tout état de cause, à défaut de généalogie, voire à défaut de « relation dialogique », la compatibilité des approches et leur caractère phénoménologique semblent se confirmer, et c’est tout ce qu’il importe d’établir ici.

Notes
87.

Dans une lettre à Lady Welby, Peirce parle d’un « Dynamoid Object ». Mais celui-ci étant défini comme « the Object outside the Sign » (Peirce 1908, p.406), antérieur donc à la Thirdness, il ne se distingue guère de l’Objet Dynamique : on sait combien Peirce travaillait son onomastique en appliquant plusieurs noms au même concept avant de choisir celui qui lui semblait le mieux convenir. Dans la même lettre, il avoue : « For a ‘possible’ Sign, I have no better designation than a Tone, though I am considering replacing this by ‘Mark’. Can you suggest a really good name ? » (Peirce 1908, ibid.).

88.

Certes, « la différence entre la phénoménologie de Husserl et celle de Peirce est fondamentale », puisque, pour Peirce, « la chose même est un signe. Proposition inacceptable pour Husserl dont la phénoménologie reste par là – c’est-à-dire dans son ‘principe des principes’ – la restauration la plus radicale et la plus critique de la métaphysique de la présence » (Derrida 1967, p.72). La « phanéroscopie » de Peirce n’en est pas moins une phénoménologie, de celles qui réduisent « la théorie des choses à la théorie des signes », comme l’inventeur du mot phénoménologie, J. H. Lambert, se proposait de le faire (Voir Derrida, op. cit.). Or, c’est par là que Lacan et Bakhtine sont phénoménologues aussi.

89.

La référence à Hegel est déjà qualifiée de « toute didactique » en 1960 (Lacan 1960a, p.274), puisque dans la même communication sera démontrée « de la rigueur de Hegel, la raison de son erreur » (Lacan 1960a, p.290).

90.

« der methodishe Sinn der phänomenologischen Deskription ist Auslegung » (Heidegger 1927a, p.37).

91.

« Mit Rücksicht worauf muß nun der formale Phänomenbegriff zum phänomenologischen entformalisiert werden […] ? Offenbar solches, […] was gegenüber dem, was sich zunächst und zumeist zeigt, verborgen ist » (Heidegger 1927a, p.35).

92.

Lacan 1957, p.492, n.5, & p.503, n.13 ; Lacan 1959, p.13, n.1 ; Lacan 1960a, p.279 ; Lacan 1961, p.77 ; Milner 1978, p.93.