La littérature, à commencer par l’Odyssée, n’a guère pendant trente siècles parlé de la mer que sous deux aspects. Ou bien ses eaux sont « calmes », et les textes alors insistent sur l’immensité de l’espace qu’elle offre au regard humain :
‘Oh ye ! who have your eye-balls vex’d and tired,En ce cas l’insistance se fait également sur le ralentissement, l’étirement du temps pour les hommes qui s’y ennuient :
‘I remember that some of the happiest and most valuable hours I have owed to books, passed, many years ago, on shipboard. The worst impediment I have found at sea is the want of light in the cabin. (Emerson 1865, p.483) ;’Ou bien l’océan est « furieux », et l’espace alors se restreint, le champ de vision se limite aux vagues qui approchent :
‘None of them knew the colour of the sky. Their eyes glanced level, and were fastened upon the waves that swept toward them. (Crane 1897, p.277)’Tandis que le temps s’accélère :
‘Our outlook was confined to a few heights and hollows, and the moving heights were swift, but unhurried and stately. Your alarm, as you saw a greater hill appear ahead, tower, and bear down, had no time to get more than just out of the stage of surprise and wonder. (Tomlinson 1912, p.26).’Comme l’avait déjà résumé Jane Austen, on n’échappe guère aux « usual Phrases », à ces descriptions « rather commonplace perhaps », qui disent toujours « the terrific Grandeur of the Ocean in Storm, its glassy surface in a calm » (Austen 1817, ch.7, p.351). Michel Verne, dans une lettre à son père datée du 28 novembre 1878, ne se fait pas faute d’y revenir, tout en reprenant à son compte certains de ces clichés mêmes :
‘Je n’ai jamais cru à cette émotion qu’on éprouve en prenant la mer, à cette « horreur de l’abîme », à cette « inquiétude de l’immensité ». J’avais bien raison ! Phrases que tout cela ! […] Depuis des mois que je navigue, je n’ai jamais eu l’idée de trouver la mer belle. Quand elle est tranquille, elle m’ennuie parce qu’on n’avance pas, quand elle est en colère, elle me fait peur : mais de l’eau, de l’eau et de l’eau, je trouve cela en tous temps simplement monotone. (Verne 1878, p.201)’Si, pour éviter ces lieux communs, les écrivains s’essaient aux métaphores, le même problème réapparaît. Deux images se font lancinantes : la mort d’un côté, la mère de l’autre. La mort, associée à l’océan en furie :
‘Is this sad-colored circle an eternal cemetery ? In our graveyards we scoop a pit, but this aggressive water opens mile-wide pits and chasms and makes a mouthful of a fleet. (Emerson 1865, op. cit., p.482)’Tandis que la mère est associée à la mer par temps calme :
‘I will go back to the great sweet mother,Autrement dit, la mer à elle seule couvre le grand cycle de la vie : de la naissance à l’éveil amoureux (la mère, de l’accouchement à l’Œdipe) et de la violence à la tombe (la mort, de son annonce à son emprise). On comprend alors pourquoi l’impression d’appartenir au Grand Tout est nommée par un ami de Freud un sentiment « océanique » (Freud 1929) : la coexistence des chronotopes constricteur (espace limité et temps raccourci) et dilatateur (espace étendu et temps étiré) fait du monde un organisme vivant et abolit les frontières entre macro- et micro-cosme :
‘Sea breathing broad and convulsive breaths,En tout état de cause, l’auteur qui projette de situer son récit sur la mer ne peut faire abstraction de ces visions traditionnelles et rebattues, de ces chronotopes dits « océaniques », de ces battements (constriction-dilatation) du corpus littéraire « marin » antérieur. Son œuvre ne peut qu’entrer en « relation dialogique » avec ces lieux communs. La question est pour nous de voir quelle réplique Conrad a donnée à cette tirade millénaire.
Seul Baudelaire associe les berceuses à la mer agitée : « L’éternel bercement des houles enivrantes » (Baudelaire 1844, p.142b) ; « La mer, la vaste mer, console nos labeurs ! / Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse / Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs, / De cette fonction sublime de berceuse ? » (‘Mœsta et errabunda’, Baudelaire 1861, p.80a) ; « Le bon vent, la tempête et ses convulsions / Sur l’immense gouffre / Me bercent. » (‘La Musique’, Baudelaire 1861, p.82b). En exergue à The Shadow-Line cependant, pour des raisons évidentes de pertinence avec le récit, Conrad ne cite de ‘La Musique’ que son extrême fin, qui suit immédiatement « Me bercent » : « – D’autres fois, calme plat, grand miroir / De mon désepoir ! » (Conrad 1916a, p.211).