3.2.1 Un texte pionnier

La lettre du 19 janvier 1922 à J. B. Pinker est désormais bien connue et ne comporte aucune ambiguïté interne :

‘[The truth about ‘The Black Mate’] would complicate my literary history in a sort of futile way. I don’t remember whether I told you that I wrote that thing in ’86 for a prize competition, started, I think, by Tit-Bits. It is an extraneous phenomenon. My literary life began privately in 1890 and publicly in 1895 with Almayer’s Folly, which is regarded generally as my very first piece of writing. However, the history of the ‘Black Mate’, its origin, etc., etc., need not be proclaimed on housetops, and Almayer’s Folly may keep its place as my first serious work. (Conrad 1922c, p.264)’

Les doutes sur la fiabilité de cette affirmation viennent de données externes, fournies par l’entourage de Conrad.

Tout d’abord, l’écrivain est moins affirmatif sur l’exemplaire d’une édition privée parue en février 1922 (un mois après la lettre à J. B. Pinker) dédicacé à Richard Curle :

‘My memories of this tale are confused. I have a notion that it was first written some time in the late eighties and retouched later. (Cité en note in Baines 1960, p.84)’

Cependant, la dédicace ne contredit pas la lettre. Elle décrit seulement de façon plus prudente un scénario probable.

Que l’histoire ait été « retouchée » si elle a jamais été écrite vers 1886, les premières lignes du ‘Black Mate’ le prouvent assez :

‘I am speaking here of the ’eighties of the last century. (Conrad 1908a, p.351)’

Cette phrase, confirmant la focalisation sur les années 1880, expliquerait même éventuellement la « légende » d’une nouvelle écrite dans ces années… si cela avait la moindre importance, c’est-à-dire si cela avait été rendu public.

Mais en l’état, ces remarques n’invalident pas l’hypothèse d’un premier jet en 1886.

La controverse ne vient en réalité que des déclarations de la femme de Joseph Conrad, Jessie.

‘I gave my husband the facts and matter for the tale but he received it in such a manner that my astonishment was great when I saw the ‘bones’ I had given clothed in the story and heard his unexpected claim that it was his first story. (Jessie Conrad, dans un exemplaire de Tales of Hearsay (le volume posthume) dédicacé à George T. Keating. Cité in Baines 1960, p.84).’

Une Jessie qui insiste auprès de R. L. Mégroz :

‘I can remember giving Conrad material for ‘The Black Mate’. But on one of his naughty days he said that ‘The Black Mate’ was his first work, and when I said, ‘No, Almayer’s Folly was the first thing you ever did’, he burst out : ‘If I like to say ‘The Black Mate’ was my first work, I shall say so !’ (Cité in Baines 1960, p.84).’

Ce qui rend la querelle troublante, c’est qu’on n’en voit pas bien l’enjeu. En 1908, la réputation de Conrad n’était plus à établir, et il ne devait plus en être à une preuve près de son imagination : il n’y avait pas de quoi déposséder Jessie de son idée, si vraiment elle était sienne, surtout dans une dispute absolument privée.

En revanche, il est curieux que les traces écrites retrouvées par les biographes sur la version de Jessie soient toutes postérieures à la mort de l’écrivain. Jessie aurait-elle tenté, quand elle ne risquait plus de démenti, de s’attribuer une petite part de la gloire de son mari, par un sursaut de vanité devant le cercle des intimes ? Il n’est sans doute pas besoin d’être un lecteur assidu de La Rochefoucauld pour admettre le principe d’une telle possibilité 95 . Il n’a apparemment pas suffi à Jessie que Joseph préface son livre de cuisine (voir ‘Cookery’, Conrad 1922a). N’a-t-elle pas par deux fois apposé son nom sur des biographies de feu son mari (Joseph Conrad as I Knew Him (1926) & Joseph Conrad and His Circle (1935)) ?

Quoi qu’il en soit, cette controverse n’a aucun intérêt si on l’aborde dans un esprit partisan : il n’est pas question d’arbitrer un match entre les supporters de Jessie et ceux de Joseph. L’important, c’est que, quelle que soit l’option que l’on prenne, la même conclusion s’impose.

En effet, si Jessie dit l’absolue vérité, alors nous voyons Joseph Conrad prêt à s’impliquer dans une querelle conjugale pour défendre sa nouvelle : « If I like to say ‘The Black Mate’ was my first work, I shall say so ! ». Et si Jessie ment, par mesquine vanité ou pour toute autre raison, alors Joseph Conrad a vraiment écrit un premier jet de sa nouvelle vers 1886. Dans les deux cas, ‘The Black Mate’ prend de l’importance (celle que Conrad tient à lui donner, ou celle qu’il acquiert de fait) comme texte pionnier, car si le souci de l’écrivain avait été de justifier les faiblesses de son texte, point n’était besoin de l’antidater, de l’inclure dans ses propres juvenilia : le recours à « ce n’est pas moi, c’est Jessie » aurait aussi bien fait l’affaire.

Ainsi, si elle compte tant pour Conrad, nul ne peut plus écarter la nouvelle comme « insignifiante » 96 . Il convient donc de s’en préoccuper.

Notes
95.

« The Maxims of La Rochefoucauld are concise enough. But they open horizons ; they plumb the depths » (Conrad 1922b, p.39).

96.

« Jocelyn Baines exécute ‘L’Officier noir’ d’un jugement plus sommaire : ce conte est ‘insignifiant’ », écrit Sylvère Monod (1989b, p.1277). En fait, in Baines 1960, p.85, que Monod donne en référence, ‘The Black Mate’ est plutôt « exécuté » comme étant de la « soupe » littéraire : « It is a trivial story, told in a breezily colloquial style, and could equally have been written light-heartedly for a rather low-grade magazine competition or as a pot-boiler to earn a few pounds. »