3.2.3 Johns comme figure castratrice

Johns en effet ne se prive pas d’abuser de la situation quand il vient inopinément importuner l’homme de quart, bien obligé de rester à son poste, avec ses discours mystiques.

‘His [Johns’s] sociability was most to be dreaded in the second dog-watch, because he was one of those men who grow lively towards the evening, and the officer on duty was unable then to find excuses for leaving the poop. (Conrad 1908a, p.361)’

C’est là une façon assez basse d’asseoir son pouvoir en l’étendant sans vergogne.

Or, simultanément, cela lui permet de jouer à tenter de raviver des peurs infantiles : narguant sans cesse les siennes pour mieux (se) prouver qu’il les a dépassées et souhaite désormais voir des fantômes (« Johns’[s] secret ambition was to get into personal communication with the spirits of the dead » (Conrad 1908a, p.357)), il cherche à entraîner avec lui son interlocuteur dans la régression. Si bien que, si la réactivation des croyances au surnaturel échoue, comme c’est le cas avec Bunter, d’autres moyens sont employés, comme le recours aux « peep-bo games » (Conrad 1908a, p.356) : le but est toujours d’infantiliser, de puériliser, ses subordonnés.

Mais puériliser veut aussi dire renvoyer aux stades pré-œdipiens d’indistinction sexuelle. Il est frappant de voir combien Bunter face à Johns hésite entre les traits masculins et féminins de son caractère, comment il oscille entre l’apparence d’une « fiercely passionate nature » (Conrad 1908a, p.352) ou la « férocité » tout court (Ibid., p.357) et tous les attributs du « buccaneer » (Ibid., pp.355, 359, 375) d’une part, et la douceur (Ibid., p.352) d’autre part.

Cette indécision culmine quand Johns lui donne l’impression de vouloir vérifier s’il a « a tail » (p.356) : au lieu d’affirmer cet appendice potentiellement viril, il le nie, acceptant littéralement à ce moment précis une castration peu subtilement présentée.

Il est vrai que Bunter a quelque excuse.

Choisirait-il sans ambiguïté la version virile, écarterait-il l’artifice du maquillage par conséquent, en se refusant à teindre ses cheveux, qu’il serait vaincu plus rudement encore par Johns, qui, à la vue de ses tempes grises, le classerait parmi les hommes « of no use » (Conrad 1908a, p.354), c’est-à-dire le déclarerait sur le champ impuissant.

Le capitaine Johns, figure castratrice assez grossière, ne laisse donc le choix qu’entre l’excès de rajeunissement (renoncement à la « queue » et retour à la puérilité du « j’ai vu un fantôme » que finira par prononcer Bunter (« Yes, I have seen », p.369)), et l’excès de vieillissement (dont le symptôme possible que sont les cheveux gris ou blancs est interprété ici de façon pseudo-cratylienne 98 , le signe (la chevelure) renvoyant pour Johns directement à une chose (à un degré dans l’échelle des âges)). Quiconque n’est pas indéniablement, sans le moindre prétendu symptôme, dans « the force of his age » (p.352) ne peut donc qu’abdiquer devant Johns, ou mourir. Mais mourir, c’est encore entrer dans le paradigme vieillesse-impuissance-mort, c’est encore abdiquer. D’où la proximité entre la mort apparente de Bunter (p.366) et sa soumission totale à Johns, depuis l’aveu des cheveux blancs jusqu’à la reprise à son compte du « spiritisme » de son capitaine, et même à la confirmation du soupçon de culpabilité :

‘[BUNTER.–] Can you conceive the sort of ghost that would haunt a man like me ? (p.369)’ ‘[JOHNS.–] I’ve always thought you were the sort of man that was ready for anything ; from pitch-and-toss to wilful murder. (p.370)’

Doublement castré, par impuissance et par puérilité, Bunter n’échappe pas à la « faute » : « the castration complex with its correlate, guilt » (Paccaud-Huguet 1997, p.159, note 17) est suffisamment lisible pour que Johns, satisfait des apparences, triomphe.

Notes
98.

Pseudo-cratylienne, car le vrai Cratyle de Platon n’associe pas directement noms et choses : c’est seulement la glose courante qui le représente ainsi. Comme le remarque Umberto Eco (1985b, p.305) : « Tous les exemples de motivation qu’il [Cratyle] donne concernent la façon dont les mots représentent, non une chose en soi, mais l’origine ou le résultat d’une action. » (« Tutti gli esempi di motivazione che egli dà riguardano il modo in cui le parole rappresentano, non una cosa in se stessa, ma l’origine o il risultato di un’azione » (Eco 1990d, p.272)).