Contraint par Johns à choisir entre les paradigmes régression-puérilité-indistinction sexuelle d’une part et vieillesse-impuissance-(petite)-mort d’autre part, Bunter se retrouve donc compromis dans les deux, par leur unique élément commun qu’est la castration.
Mais cette jonction des paradigmes infantile et sénile impose du même coup un saut temporel : pour quelqu’un comme Johns, qui donne aux symptômes une interprétation sans nuances, dont la vision du monde est, nous l’avons dit, pseudo-cratylienne, nul doute que Bunter effectivement ne vieillisse de plusieurs années (« It has made me feel twenty years older », p.370) en trois jours.
C’est-à-dire que, tandis que le bateau est « as steady as a church » (pp.366 & 367), le temps s’accélère de façon vertigineuse, dans l’univers tel que Johns du moins le conçoit.
En ce sens, le chronotope « Indian Ocean » (p.359) du ‘Black Mate’ contredit le chronotope dilatateur, usuel dans la littérature qui décrit une mer calme. L’océan est sans une ride, l’espace est sans limite dans la nouvelle, et cependant le temps se contracte à l’extrême. Ce chronotope tachychronique 99 , où le temps passe à une vitesse inouïe, renverse donc les rapports littéraires habituels entre temps et espace. Même dans ‘The Secret Sharer’, les cheveux ne blanchissent soudainement que lorsque la mer est démontée, lorsque le chronotope est pleinement constricteur :
‘And the ship running for her life, touch and go all the time, any minute her last in a sea fit to turn your hair grey only a-looking at it. (Conrad 1910a, p.401)’Or, c’est sur cette mer d’huile que la mort est la plus proche, puisque Bunter, inanimé au pied de l’échelle de poupe, est cru sans vie pendant plusieurs minutes (« He’s dead ! », p.366). L’autre association traditionnelle entre la mort et la mer déchaînée, la mort par naufrage, est donc également brisée : la mort ne rôde jamais autant chez Conrad qu’autour d’un navire dont la course est paisible 100 .
Cette accélération du temps (temps raccourci de la vie et approche précipitée du trépas) peut aussi être mise au compte du chronotope tachychronique 101 .
On pourra objecter que le passage où le temps se distord n’occupe que peu de place dans la nouvelle. Il reste que ce passage en est le pivot et la raison d’être : sans le « vieillissement » soudain de Bunter, il n’y aurait pas de récit intitulé ‘The Black Mate’. Si bien qu’on est amené à formuler l’hypothèse suivante : l’un des processus créatifs de Conrad apparemment repose sur le renversement des clichés littéraires, c’est-à-dire sur un jeu avec les tropes usuels, les métaphores classiques (mer/mort), ou les visions du monde admises (mer calme/temps ralenti).
En d’autres termes, tant par le questionnement sur le monde pseudo-cratylien de Johns, que par la confrontation aux « mondes possibles » des œuvres qui l’ont précédé, ‘The Black Mate’ est par essence une expérience sémiotique explicite.
« Le ‘jargon’ technique a […] cet avantage qu[e son utilisateur] indique quel sens il donne à chacun de ses termes. » (Genette 1982, p.13, note 1). Sans doute fût-il préférable de nommer les chronotopes par des vocables attestés en français, mais pour celui-ci, qui n’est pas plus barbare après tout que le « chronotachygraphe » des conducteurs routiers, aucun terme usuel ne le résume aussi bien.
Antoine de Saint-Exupéry, grand lecteur de Conrad (cf Saint-Exupéry 1939, p.287 & Chadeau 2000, p.203-204), s’en souviendra pour Vol de nuit : « ‘La mort, la voilà !’ pensa Rivière. Son œuvre était semblable à un voilier en panne, sans vent, sur la mer. » (Saint-Exupéry 1929, p.160).
Même lorsqu’un roman n’est pas entièrement marin, le chronotope tachychronique intervient toujours dans les pages situées en mer. Ainsi dans la partie I de The Rescue, ‘The man & the brig’ : « The calm was absolute, a dead, flat calm, the stillness of a dead sea and of a dead atmosphere » (Conrad 1920a, p.5), mais le temps s’accélère. Sur l’équateur, entre le coucher du soleil et la nuit noire, il s’écoule une heure, montre en main, tandis qu’ici « in half an hour after sunset the darkness had taken complete possession of earth and heavens » (Ibid., p.16-17). C’est dire qu’à la fois le cliché littéraire tenace sur l’absence de crépuscule aux basses latitudes (« on and near the equator the transition from day to night is not gradual [?], but quick » (Stape 1992, p.383)), et le temps astro-géographique, sont ignorés pour faire place à un chronotope spécial.