3.2.5 Bunter et l’hyper-sémiosis

Sémiotiquement parlant en effet, Bunter est à l’opposé de Johns.

Ce dernier, nous l’avons dit, est convaincu que tout signe renvoie à un référent : tout cheveu blanc renvoie à un degré sur l’échelle des âges, toute chute renvoie à une force (mystérieuse si les témoins n’en ont décelé aucune autre), toute immobilité renvoie à une mort. Dans son « monde possible », au sens que donne à ce concept Janos Petöfi (1975) 102 , l’ensemble des signes et l’ensemble des référents sont en relation par bijection. Ce stade pseudo-cratylien de Johns est donc aussi épi-sémiosique, sans la moindre problématique de l’interprétation 103 .

A l’inverse, Bunter nie, non seulement toute bijection, mais même toute relation entre signes et référents. Ce serait là une position de sémioticien, une position similaire à celle de Charles Sanders Peirce pour qui le signe ne renvoie à rien qu’à un autre signe, à un « interprétant » 104 , si Bunter se souciait d’étudier le « fond supposé d’absence » (Lacan 1954, p.390) sur lequel signes et symboles se détachent dans l’idiolecte de Johns. Or, par le mépris qu’il affiche pour l’idiolecte de son capitaine, il est conduit à surcharger le signe en l’isolant totalement, en étendant le fond d’absence à tout le discours de Johns, en vidant la parole de Johns de son sens. Pourtant, il n’est pas exclu que pour Johns, le champ lexical « bon pour le service » admette toute chevelure non grisonnante, du blond au brun en passant par le châtain, l’auburn, le roux. En ne retenant que l’unique signifiant /chevelure-noire/, Bunter hypertrophie un signe au risque d’en multiplier les interprétants parasites : peu s’en faut que le signifié « bon pour le service » ne se dilue dans l’océan rhétorique où cette couleur noire le jette. Sa noirceur en effet est la synecdoque du personnage tout entier, son identité périphrastique (« Here’s the black mate coming along » (p.351), c’est-à-dire une antonomase où la qualité vaut pour le nom propre 105 ) ; c’est aussi une prétérition quasi-raciste (« Of course, Mr Bunter, the mate of the Sapphire, was not black » (p.352)), voire une reprise antiphrastique et ironique des thèses de Gobineau (« Competent authorities tell us that this earth is to be finally the inheritance of men with dark hair and brown eyes » (p.352)) ; par suraccentuation (« black as ebony », « black as a raven’s wing » (p.352), et non plus noir comme des cheveux), la noirceur se fait enfin hyperbole. Elle suraccentue du même coup également les signes de virilité, ce qui fait que par contraste les signes contraires (douceur, yeux bleus) sont suraccentués aussi : l’hyper-sémiosis de Bunter sépare en oxymoron ce qui ne devrait être que complémentarité.

C’est cette hyper-sémiosis également qui le pousse, quand le signifiant est brutalement changé (malgré lui) en /chevelure-blanche/, à en hypertrophier le signifié « consequence of a manifestation from beyond the grave », comme le glose Johns (p.377). Non content d’évoquer un vague esprit, ou même de laisser à Johns le soin d’expliciter le signifié minimal (« Did it knock you down ? » (p.369)), il surcharge encore le nouveau signe en enflant sa narration de « can you conceive the sort of ghost that would haunt a man like me ? » ; « You couldn’t conceive » (p.369), qui donnent un caractère exceptionnel à cette « apparition », qui la démesurent.

Notes
102.

Janos S. Petöfi a tranféré cette notion issue de Leibniz et développée par la logique modale à l’analyse de textes narratifs. Elle est utilisée ici à propos de Conrad comme Umberto Eco l’utilise à propos de Sophocle, c’est-à-dire en considérant que les personnages aussi expriment des mondes possibles : « Considérons les deux mondes [possibles] qui dominent l’Œdipe roi de Sophocle : le Wedes croyances d’Œdipe et le Wf des connaissances de Tirésias. » (Eco 1990b, p.222) (« consideriamo i due mondi che dominano l’Edipo re di Sofocle ; il We delle credenze di Edipo e il Wf delle conoscenze di Tiresia » (Eco 1990d, p.203).

103.

Nous ne suivrons pas ici Joseph Hillis Miller, qui décrit cette « erreur » (« linguistic mistake ») consistant à voir « things and persons not in their substantial uniqueness but as signs pointing back to earlier things or persons » (Miller 1982a, p.13), comme « a vision [which] sees things as metaphor » (Ibid.). Car si la métaphore de fait réduit « la théorie des choses à la théorie des signes » (voir J. H. Lambert), ce n’est pas en soi une « erreur » : la sémiotique phénoménologique s’en accommode fort bien. Au contraire, voir les « signes » comme « pointant vers des choses ou des personnes » (vers un référent), c’est s’interdire l’accès à tous les tropes, métaphores comprises : « such a character makes the fundamental error of taking figures of speech literally » (Miller 1982a, ibid.).

104.

« Un signe, ou representamen […] s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire crée dans l’esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé. Ce signe qu’il crée, je l’appelle l’interprétant du premier signe. » (Peirce 1885-1914b, 2.228).

105.

A l’inverse de cette autre antonomase qu’Umberto Eco qualifie de « vossianique » d’après Gerhard Vossius (De arte grammatica, 1635), « où un nom d’individu est employé par excellence comme une somme de propriétés » (Eco 1997b, p.300) (« l’antonomasia vossianica, [...] in cui un nome di individuo viene usato, per eccellenza, come somma di proprietà » (Eco 1997a, p.256)).