3.2.6 Enallage de temps

C’est-à-dire que le saut d’un signifiant à l’autre (de /noir/ à /blanc/), n’est pas un progrès pour Bunter, un pas vers une attitude plus peircéenne (où on laisserait l’autre comprendre à l’aide de ses propres interprétants), mais une simple solution de continuité du sens, une énallage comme la définit Pierre Fontanier :

‘figure [qui] ne peut consister en français que dans l’échange d’un temps, d’un nombre ou d’une personne, contre un autre temps, un autre nombre, ou une autre personne (Fontanier 1830, p.293).’

Bunter ne mûrit, ni émotionnellement en affrontant l’autorité de Johns, ni sémiotiquement en corrigeant son idiolecte. Il reste le même au retour que ce qu’il était en partant : même âge, et même mensonge de la fausse inclusion dans le monde possible de Johns. Le temps futur (de la vieillesse, au signifiant /blanc/) s’échange avec le temps présent (de la vigueur, au signifiant /noir/) par un artifice rhétorique semblable à celui qui fait dire « à Mardochée, dans Esther : […] ‘Et ce jour effroyable arrive dans dix jours’ » (Fontanier 1830, p.294), c’est-à-dire par « énallage de temps ».

C’est pourquoi le chronotope « Indian Ocean » paraît finalement plutôt vide. Il n’est guère qu’une enveloppe de tachychronie puisqu’il n’implique aucune émergence chez Bunter, aucun devenir, pas plus qu’il n’instaure de polyphonie : renvoyés dos à dos, Bunter et Johns ne font entendre leur voix que couverte par la tonitruance idéologique de l’auteur, opposé à toute compromission avec le surnaturel. L’énallage temporelle démarque bien Conrad de ses prédécesseurs dans la littérature marine, mais ne lui donne pas la stature que lui conférerait une tachychronie pleine : ‘The Black Mate’ n’est certes pas une œuvre tout à fait « insignifiante », mais elle ne peut pour autant compter parmi les plus grandes. Tout au plus fournit-elle un point de comparaison avec d’autres textes.