3.3.1 Omniprésence de la mort

Certes, il subsiste dans The Shadow-Line quelques plaisanteries sur la mort, en particulier dans la première partie, où elle n’est pas encore tout à fait prise au tragique. C’est le cas notamment avec le Steward qui ne cesse de crier : « You will be the death of me ! » (Conrad 1916a, pp.228, 236). Expression bien entendu figurée, plainte hyperbolique à propos du mauvais traitement (tout verbal) que le narrateur lui fait subir parce que le Steward ne l’a pas informé d’une communication officielle émanant du « Harbour Office ». Et expression que le narrateur reprend, pour en jouer : « If any one had to be the death of the Steward I didn’t see why it shouldn’t be Captain Giles himself » (Ibid., p.229. Et même, par anticipation, p.215). Comprenons : « Si quelqu’un doit ‘exécuter’ le Chief Steward pour son peu d’empressement à faire circuler le communiqué du Harbour Office, autant que ce soit le Capitaine Giles (plus concerné par l’offre de poste de commandement que contenait le message) que moi, le narrateur ».

Cependant, notons que cette hyperbole n’est une plaisanterie qu’en partie. Pour l’autre part, elle s’appuie sur une menace bien réelle, celle du châtiment qui attend quiconque commet une faute professionnelle.

Les comparaisons mêmes, abondantes dans les chapitres I et II, participent d’un réseau sémantique funèbre ou élégiaque. On donne au narrateur son congé d’un précédent bateau « with a sorrowful expression, as if [the papers] had been my passports for Hades » ; on s’exclame en hochant la tête « mournfully » sur son triste sort ; on lui serre la main avec la compassion qu’on témoignerait à « some poor devil going out to be hanged » (Conrad 1916a, p.214) ; après quoi « The Officer’s Home » où il descend est jugé par le narrateur « as still as a tomb » (p.215). C’est dire que le procédé se fait lancinant, que par lui la mort devient omniprésente dès le début du récit. Les figures de style ont déjà quelque chose de grinçant, trait qui ne fera que s’accentuer dans la deuxième partie, où la maladie se généralise si vite que la mort est vraiment en perspective. Si bien que, quand l’immobilité du navire est présentée comme due à un « dead calm » (pp.263 & 280), le jeu de mots ne fait plus vraiment sourire, malgré les efforts qu’il fournit en persistant dans « the dead(ly) stillness » (pp.277 & 293), parce que cela rappelle par trop les « deadly tricks » du précédent capitaine (p.275), qui font que tout le monde s’abat sous la fièvre. Et un « undying regard » de la part du narrateur (p.281) n’est plus un réconfort. « The starlight [which] seems to die out » (p.287) a même quelque chose d’une confirmation. Au point que la multiplication de ces à-peu-près vers la fin du récit (« Mr Burns cut his derisive screeching dead short » (p.295) ; « How am I to steer her, sir ? – Dead before it, for the present » (p.296) ; « Dead faint or deep slumber, Mr Burns had to be left to himself for the present » (p.296)) mime plus la montée du danger à mesure que les heures et les jours passent, alerte plus sur l’imminence croissante d’un dénouement pas forcément heureux, qu’elle n’a de prétentions humoristiques : la mort, si légèrement moquée dans ‘The Black Mate’, déjoue ici toutes les tentatives d’en ignorer le tragique.

Dans une telle atmosphère, fantômes et esprits ne peuvent plus être seulement l’objet de croyances ridicules : ils ne peuvent que reprendre une certaine consistance. Par là, nous n’entendons pas qu’ils prennent une épaisseur métaphysique difficilement compatible avec les dénégations de Conrad dans son ‘Author’s Note’ (« This story […] was not intended to touch on the supernatural. […] My imagination is not made of stuff so elastic as all that » (Conrad 1920b, p.207)), mais une épaisseur subjective, voire sémiotique en rendant le signe plus spectral que jamais.