3.3.2.3 L’esprit d’obéissance

Chez Conrad par contraste, le trouble face à l’autorité, « paternelle » ou pas, s’étend à tous les personnages, à commencer, évidemment, par le narrateur lui-même.

Il connaît en effet un certain désarroi dès le début, quand le capitaine Kent « sign[s] off for good » (Conrad 1916a, p.214), démissionnant non seulement de son poste, mais aussi de son rôle paternel. Cet abandon laissera le narrateur aussi abattu que lors d’un deuil, explicitement nommé dans l’une de ces pseudo-plaisanteries dont la première partie abonde : « ‘Oh !’ the other exclaimed, nodding mournfully over my sad condition. » (Conrad 1916a, p.214, cité supra).

Il est si abattu qu’il s’abrite immédiatement sous l’autorité bienveillante d’un autre « père », le capitaine Giles, dont les reproches bourrus seuls parviendront à le sortir de sa léthargie et à lui faire prendre le commandement qui l’attend au « Harbour Office ».

Mais précisément : en allant par obéissance quérir son nouveau poste, le narrateur ne se prépare pas vraiment à en assumer la charge, qui demande de l’assurance plus que de la soumission. Si bien qu’au moment même où il compare son statut à celui d’un roi, il régresse vers la piété filiale : « In that community I stood, like a king in his country, in a class all by myself. I mean a hereditary king […]. And like a member of a dynasty, feeling a semi-mystical bond with the dead. » (Conrad 1916a, p.254). Autrement dit, le narrateur glisse vers la position de Burns, aussi soumise, et sur le point d’être aussi troublée par le spectre du « père ». C’est seulement lorsqu’il écartera définitivement cette figure, lorsqu’il cessera de se référer à quelque prédécesseur que ce soit, qu’il vaincra la difficulté et sortira grandi de l’épreuve, c’est-à-dire mûri.

Faute de cette maturité, le défunt capitaine lui-même n’a semble-t-il jamais réussi à se détacher de cette figure autoritaire qu’est son « awful, mature, white female with rapacious nostrils and a cheaply ill-omened stare in her enormous eyes » (Conrad 1916a, p.251), bien que cette fois il s’agisse plus d’une mère dévorante que d’un père écrasant, plus d’une « sorceress » (Ibid.) que d’un spectre, plus d’une Medea furiosa que d’un Ancêtre dynastique : les « enormous eyes » de la « white female » en effet lui donnent un regard bovin qui évoque cette Médée dont Euripide dit que, « ou bien elle tient les yeux fixés au sol, ou bien elle a le regard torve du taureau » (Quignard 1994, p.176). Quoi qu’il en soit, elle fascine l’ancien capitaine et passe pour Vénus à ses yeux : « les yeux de taureau, les yeux torves, les yeux louches sont le signe aussi bien du furor, de la folie, que du regard enfiévré de Vénus, de l’amor » (Quignard 1994, p.177). La « sorceress » reste ainsi « the last reflection of the world of passion » (Conrad 1916a, p.251) pour le défunt capitaine, et le surnaturel apparent (« ill-omened », « medium », « one of those women who tell fortunes by cards », « sorceress », « sortilege » (Ibid.)) est alors tout aussi emblématique ici qu’il l’était pour Burns et pour le narrateur.