3.3.3.2 A-sémiosis

A l’inverse, le narrateur au départ est dans une posture a-sémiosique : venu d’un monde où Kent interprétait pour lui et où il n’avait affaire qu’aux états de choses et aux ordres, il ne soupçonne même pas l’existence de signes. Ainsi, sa « léthargie » après la démission de Kent peut aussi se lire comme une imperméabilité au sens : il ne peut pas interpréter ce qu’il perçoit. Sans le Capitaine Giles, sémioticien averti, il se dissoudrait dans le décor, comme ces « nice boys [who] go soft mighty quick out here » (Conrad 1916a, p.219). Toute la scène prolongée du chapitre I avant que le narrateur n’aille interroger le Chief Steward, nous montre Giles se donnant bien du mal à interpréter pour son protégé les informations reçues. Mais le narrateur est si engoncé dans son a-sémiosis qu’il ne comprend même pas les gloses de Giles : « Can’t imagine what he means by competing » (Conrad 1916a,p.221) ; « his objectless attempts » (p.222) ; « It was absolutely pointless » ; « The fatuousness of all this made me stare » (p.223).

Ne soupçonnant pas l’existence de signes, il n’entend le discours de Giles que comme un babillage de solitaire imbu de lui-même, et méprise le capitaine du haut de son a-sémiosis narcotisante : « [He] looked so guileless, dense, and commonplace, that it seemed hardly worthwhile to puzzle him » (p.222) ; « I gazed at Captain Gile’s animation with scorn rather than with curiosity » ; « I felt only sorry for him. Something remarkably earnest in his gaze prevented me from laughing in his face » (p.223) ; « I began to pity him profoundly » (p.224) ; « I came to the conclusion that he was simply the most tactless idiot on earth » (p.224-225).