3.3.3.3 Apprentissage sémiotique

Il faudra toute la patience de Giles pour faire comprendre au narrateur que certains « faits » sont des signes, pour l’amener à les interpréter correctement et à agir en conséquence : muni de son bagage sémiosique tout neuf, le narrateur alors sort à son avantage de son entrevue avec le Capitaine Ellis, commandant du port.

Le problème est que cette sémiotique empruntée n’est pas encore affermie. Aussi, quand Burns lui aussi interprète des faits comme des signes, le narrateur hésite. Il vient d’apprendre qu’un mouvement d’Hamilton pouvait être le signe d’une manigance. Soit. Mais il a aussi cru que le mot quinine était le signe que le médicament était bien dans la pharmacie du bord : il s’est, dans sa première tentative d’interprétation autonome, lourdement trompé, il a commis l’erreur pseudo-cratylienne, il est passé de l’a-sémiosis à l’épi-sémiosis. Et voici que Burns lui propose une autre vision épi-sémiosique du monde, où l’absence de vent est le signe d’une malédiction. Echaudé par sa précédente erreur, le narrateur ne le suit pas sur cette voie. Cependant, il ne peut pas non plus revenir au cocon a-sémiosique : il sait désormais que les signes existent. L’absence de quinine notamment est bien un signe de malveillance ou de malhonnêteté chez le défunt capitaine.

‘‘I always thought he would play us some deadly trick’, he [=Burns] said, with a peculiar emphasis on the he [= the previous Captain]. [...] Indeed, on thinking it out, it seemed incomprehensible that it should just be like this : the bottles emptied, refilled, rewrapped, and replaced. A sort of plot, a sinister attempt to deceive, a thing resembling a sly vengeance – but for what ? – or else a fiendish joke. But Mr. Burns was in possession of a theory. It was simple, and he uttered it solemnly in a hollow voice.’ ‘‘I suppose they have given him about fifteen pounds in Haiphong for that little lot’. (Conrad 1916a, p.275-276)’

Le narrateur ne sait plus trop que penser. Il doit se construire son propre monde possible.

The Shadow-Line est ainsi le récit de cette oscillation du narrateur entre a-sémiosis et épi-sémiosis, jusqu’à ce qu’il devienne à son tour fin sémioticien, n’oubliant pas d’interpréter les signes (les paroles d’Hamilton, les mots tracés sur une étiquette, en sont indubitablement), mais ne cherchant pas à interpréter les états météorologiques naturels comme s’ils étaient des signes : en séparant l’ensemble des signes de l’ensemble des objets, en faisant sien le monde possible de Peirce (le « meilleur des mondes-possibles » pour affronter le monde fictionnel où il évolue), le narrateur enfin se libère, devient un capitaine sans prédécesseur, un roi sans hérédité, un homme mûr.