3.3.4.2 Epi-sémiosis & Relativité

Nous l’avons vu, l’épi-sémiosis est surtout l’attitude de Burns, c’est-à-dire de celui qui est le plus perturbé dans ses rapports à l’autorité de feu son précédent capitaine. Il croit au spectre de l’officier défunt et se comporte toujours à son égard d’une manière qui oscille entre la crainte et la rébellion. La crainte prend racine dans la conviction que l’ancien capitaine « was nothing less than a thief and a murderer at heart », c’est-à-dire « wicked so as to frighten most people » (Conrad 1916a, p.294), et elle culmine par conséquent dans la hantise d’une mort collective : « If he gets hold of one he will get them all » (Conrad 1916a, p.282). La rébellion en est le contre-coup, et s’exprime comme le font souvent les peurs refoulées : par le rire. Burns ne manque pas de se vanter : « I suppose I am the only man that ever stood up to laugh at him » (Conrad 1916a, p.294).

Le rire de Burns ne nie donc pas plus sa crainte que le ludibrium antique ne niait l’obsequium devant une dominatio :

‘C’est la faiblesse aimant la violence. En latin : l’obsequium se donnant à la dominatio (l’esclavage se donnant à la souveraineté). C’est un rapport de domination qui dissimule moins l’assujettissement du servus au dominus que la sujétion de l’infans au Pater (la pietas). Ce ne sont pas les dieux dans les cieux ni les tyrans dans les empires ni les pères dans les familles qui sadisent. Ce sont des génifiés qui réclament des géniteurs. Ce sont les sujets qui réclament la société, les enfants les pères, les femmes les dominus, les fidèles la religion, les névrosés la distance de la jouissance. (Quignard 1994, p.208)’

Le précédent capitaine était-il donc un tyran terrorisant ses sujets ? Un dieu martyrisant ses fidèles ? Voire les deux à la fois, un dieu tyrannique, sorte de taureau ou de vache de Bachân qui « exploite les pauvres [et] maltraite les indigents » (Amos, 4, 1 [p.1981-1982]) ?

Conrad y a pensé, qui décrivait ainsi un rêve du capitaine narrateur :

‘... the unpeopled stillness of that gulf weighed on my shaken confidence... I resisted it... I welcomed a great wave of fatigue that all at once overwhelmed me from head to foot... I dreamt of the Bull of Bashan. He was roaring beyond all reason on his side of a very high fence striking it with his forehoof and also rattling his horns against it from time to time. On my side of the fence my purpose was (in my dream) to lead a contemplative existence. I despised the brute, but gradually a fear woke up in me – that he would end by breaking through – not through the fence – through my purpose. A horrible fear. (Variante fournie par Jeremy Hawthorn dans son édition Oxford University Press, 1985, p.140, de The Shadow-Line, et commentée in Paccaud-Huguet 1997, p.150-151, n.7)’

Non seulement un taureau de Bachân est explicitement nommé dans ce passage, mais sa violence même vient tout droit des Psaumes (22, 13 [p.1185]) : « De nombreux taureaux m’entourent, des brutes de Bachân m’encerclent ».

Le problème est que Conrad a supprimé ce passage pour la version publiée.

Sans doute, après les yeux de vache de la Médée aimée du défunt capitaine, un taureau de plus risquait d’alourdir le bestiaire. Mais surtout, la Médée du capitaine, comme la Médée antique, exerçait sa domination par la puissance de son regard, par un « cheaply-omened stare in her enormous eyes » (Conrad 1916a, p.251).

En cela, elle restait conforme à l’attitude générale des autres personnages du roman, qui ne cessent de se fixer des yeux (« I stared back at myself » ; « this quietly staring man whom I was watching... » (Conrad 1916a, p.247) ; « With his knees gathered up under his chin and staring with his greenish eyes over them, [Burns] was a weird figure » (p.282)), tandis que le défunt capitaine était une exception : ce n’est pas par l’intensité ou la fixité de son regard qu’il obtenait la soumission, mais par la violence de son discours : « You never heard him talk. Enough to make your hair stand on end » (Conrad 1916a, p.294).

Or, à cette aune, les meuglements inarticulés du taureau de Bachân dans le rêve du narrateur (« He was roaring beyond all reason ») ont un effet trop secondaire pour fournir une image adéquate.

Car en dernière analyse, ce que le défunt capitaine faisait, par sa parole effrayante, c’était plutôt de réduire ses subordonnés au silence : littéralement, il en faisait des infans, des êtres non encore parlants. Il se posait donc plus en « Pater » exigeant de tous « la pietas »(Quignard 1994, p.208, cité supra) qu’en toute autre figure. Et Burns, comme les autres, malgré son rire se comportait (et se comporte encore) en fils devant son père.

Or, la première fois que le narrateur se sent lui aussi appartenir à « a dynasty » (p.247), se sent l’héritier, et donc le fils (aîné) du précédent capitaine, le temps se ralentit pour lui : il a le sentiment qu’un long moment s’est écoulé (« How long had he been there looking at me […] in my unguarded day-dreaming state ? » (p.247)), alors que quelques minutes seulement ont passé (« I could not have been in that cabin more than two minutes altogether » (p.248)). Il a eu tout le temps de laisser errer ses idées, quand pour d’autres la durée se limite à « a mere fraction of a minute » (Ibid.).

De même, la distorsion temporelle se fait explicitement einsteinienne quand le narrateur, dans un moment si calme (de temps si ralenti) qu’il rencontre sur le pont « only a still void », songe : « My command might have been a planet flying vertiginously on its appointed path in a space of infinite silence » (p.262). Car, d’après Einstein c’est précisément quand la vitesse s’accroît que le temps se ralentit pour l’observateur embarqué 107 . Or, ce ralentissement du temps correspond aussi à un moment de quasi-adhésion à l’épi-sémiosis qui voit dans ce « voyage relativiste » le signe d’un « sort », puisque les voix des marins peu après « broke the spell ».

L’association entre ces trois éléments : sentiment d’hériter la faute du père, épi-sémiosis, et temps ralenti, est encore plus explicite quand l’éventualité d’un « furious squall coming » est imaginée au beau milieu de cette interminable période de calme que traversent les personnages. Car alors, dans le journal du narrateur s’inscrit une faute devenue « péché » (« I feel as if all my sins had found me out » (p.285)), se lit une interprétation « burnsienne » de la situation (« like a death sentence on the men […]. It’s like being bound hand and foot preparatory to having one’s throat cut » (Ibid.)), tandis que le temps passe infiniment lentement (« since we broke ground at the mouth of the Mei-nam, fifteen days ago… or fifteen centuries » (Ibid.)).

Ce passage dense du journal ne cessera de se répercuter sur la suite, où les « sins » réapparaissent page 288 et la « spiritual strength » ressurgit page 287 tandis que les hommes « haul the mainsail » ; où le « sense of guilt » « clung to all [the narrator’s] thoughts secretly » (p.296) ; et où le soulagement d’une brise est vu comme « the evil spell broken, the curse removed » (p.299) tandis que le temps s’étire (« the two men with me moved so slowly […] ‘Go steady’ – ‘Take it easy, Ransome’ » (p.297)) alors que le dénouement approche.

Notes
107.

La métaphore de la planète pour le bateau n’est pas neuve chez Conrad : « The ship moved so smoothly that her onward motion was imperceptible to the senses of men, as though she had been a crowded planet speeding the dark spaces of ether », lisait-on dans Lord Jim (Conrad 1900, p.21-22). Nul doute que le paradoxe entre la vitesse de la planète et l’absence de sensation de déplacement est ce qui plaît d’abord à l’écrivain. Mais en 1916, la lenteur du mouvement (« moved smoothly ») se radicalise en « still void », et le banal « speeding » se précipite en « flying vertiginously », tandis que la perception humaine n’est plus guère convoquée. L’effet n’est pas seulement stylistique : toutes ces transformations vont dans le sens d’une « correction » relativiste.