3.3.4.3 Sémiosis & tachychronie

A l’inverse, quand une sémiotique non délirante est appliquée, comme lorsque le contenu des flacons est correctement interprété comme n’étant pas de la quinine (pp.273 et 277) et quand Burns est vu, sans plus alors d’hésitation, comme « grotesque » (pp.274 & 276), le temps s’accélère : « I appeared to be in a hurry because I was instinctively hastening up on deck » (p.273). Rien n’a changé, « the sails hung motionless » (p.274), et pourtant le narrateur se précipite : « the impetuosity of my advent made the man at the helm start slightly » (Ibid.)

De même, quand Gambril interprète correctement les signes d’un coup de vent avant que celui-ci ne se fasse sentir (« a hard gust of wind whose approach Gambril’s ear had detected from afar » (p.295)), tout le monde se hâte : « I dashed aft myself » (p.295) ; « I was just in time to seize the wheel » (p.296).

Il n’est pas indifférent non plus que Ransome, le cuisinier du bord, l’homme le plus fiable selon le narrateur (« He was, indeed, a reasonable man. » (p.272)), dont le visage est plusieurs fois jugé « intelligent » (pp.258 & 268), vive dans le souci constant de ralentir un temps toujours potentiellement trop rapide pour lui à cause de son cœur faible :

‘But with the knowledge of that uneasy heart within his breast I could detect the restraint he put on the natural sailor-like agility of his movements. It was as though he had something very fragile or very explosive to carry about his person and was all the time aware of it. (p.262). ’

Ransome effectivement peut craindre, soit l’infarctus, soit la tachycardie (selon que son cœur est « something very fragile  or very explosive », respectivement), la tachycardie étant une accélération soudaine du rythme cardiaque (temps accéléré de ses battements) suffisamment invalidante pour que de nos jours encore on décrète inapte à la conduite de poids-lourds et de super-lourds ceux qui y sont sujets. C’est dire que le « sage » Ransome, aux actions toujours appropriées, aux interprétations des faits toujours correctes, vit constamment au bord de la tachychronie. Toute attitude sainement sémiotique est donc indissociable de l’accélération du temps.

Si bien que, lorsqu’enfin le narrateur rejette tout sentiment de culpabilité, quand enfin il se révolte contre cet « héritage paternel », cela se fait si instantanément que la phrase passe presque inaperçue : quand le narrateur voit les hommes malades comme un « embodied reproach », cela laisse entendre que le sentiment de faute est toujours latent ; quand il voit Frenchy passer sous ses yeux, rien n’indique qu’il ait changé d’état d’esprit. Pourtant, entre ces deux observations, il a eu le temps de se révolter, non pas contre lui-même, ce qui n’aurait pas de sens, mais contre une adversité qu’il charge du même coup, ipso facto, de la « faute ».

‘They [the sick men] passed under my eyes one after another – each of them an embodied reproach of the bitterest kind, till I felt a sort of revolt wake up in me. Poor Frenchy had gone suddenly under. (p.302) 108

Le temps, lors de ce tournant décisif, s’est même si bien accéléré que le narrateur ensuite se sent et paraît plus vieux : « I feel old » ; « But you do look older – it’s a fact » ; « I am no longer a youngster » (p.304). L’accession à une sémiotique stable n’a donc pu s’opérer qu’en conjonction avec un raccourcissement extrême des durées.

On le voit par conséquent, Conrad ici joue plus largement qu’il ne le faisait en 1908 dans ‘The Black Mate’ sur la gamme des distorsions du temps, tout en donnant au chronotope tachychronique et au vieillissement soudain du narrateur un sens plus plein : c’est toujours des épisodes où le temps s’accélère que le récit tient sa justification, sa finalité ; mais de plus, un homme cette fois « émerge » vraiment, change entre le moment de sa montée sur le bateau et celui de sa descente. Ce passage du manque d’assurance à la maturité pleinement responsable n’est apparemment à ce stade encore qu’une émergence « cyclique », « repeating itself in each life », que Bakhtine associerait à l’idylle (Bakhtine 1937, p.22), mais celle-ci est déjà plus significative que l’émergence « zéro » observée dans ‘The Black Mate’.

Notes
108.

Il convient ici de noter qu’il ne s’agit pas d’une simple accélération de la narration, mais bien du temps. Quand le narrateur découvre l’absence de quinine, la narration s’accélère (« But why record all the swift steps of the appalling discovery. You have guessed the truth already. » (p.273)), mais pas le temps : la seule raison de ne pas « enregistrer » les « swift steps » ne peut être que parce que, justement, ils furent trop nombreux, que le narrateur les a donc franchis à vitesse normale. Sa « révolte » en revanche ne se décompose pas, même pour lui, en « swift steps » : elle est soudaine.