3.3.5.2 Entre mille et une guerres notoires 110

Et quel étrange conflit que celui où s’engagent les marins de la ligne (d’ombre) du front ! Certes, il fut un temps où la mode d’assiéger des villes faisait que les ouvrages parlant de guerre, de la Poliorcétique d’Enée-le-Tacticien (contemporain de Xénophon) au Siège de Barbastre (XIIe siècle, 7392 vers) 111 , racontaient aussi d’interminables piétinements sur place, et donc apparaissaient comme des monuments de longueur et d’ennui 112 . Certes, les batailles que l’oncle Toby reconstitue dans son jardin avec l’aide de Trim, dans le livre VI de Tristram Shandy (Sterne 1767), sont encore de ce type. Mais ces temps pré-napoléoniens sont révolus au moment où Conrad écrit son roman, à une époque où il n’est plus si courant que l’on s’enlise dans des positions improvisées comme dans des tranchées : l’immobilité relative est, en 1916, un point commun frappant avec la « Grande Guerre », celle qui fait rage en Europe.

Si bien que The Shadow-Line peut se lire aussi comme une métaphore, assez transparente, du conflit commencé le 28 juin 1914 et enlisé dès octobre-novembre sur des positions qui semblent s’éterniser de longs mois pendant lesquels l’espoir d’un secours extérieur s’amenuise : le « miracle » d’une intervention alliée n’est toujours pas accompli quand Conrad publie son texte, l’offensive sur la Somme, avec chars britanniques, de juillet à octobre 1916, n’ayant pas eu l’effet radical escompté, et les alliés plus lointains, américains par exemple, n’étant pas encore entrés en guerre (il faudra attendre avril 1917). Le miracle de la quinine (« I believed in it. I pinned my faith to it. It would save the men, the ship, break the spell by its medicinal virtue, make time of no account, the weather but a passing worry, and, like a magic powder working against mysterious malefices, secure the first passage of my first command against the evil powers of calms and pestilence » (p.272)) n’opère pas non plus dans le golfe de Siam, et les hommes sont livrés à eux-mêmes.

De sorte que les sautes de vent sur le bateau sont comme les escarmouches de Champagne et d’Artois en mai-septembre 1915 : on y croit, et on déchante. Vents et assauts « raised the hopes only to dash the [men] into the bitterest disappointment, promises of advance ending in lost ground » (Conrad 1916a, p.269).

L’air vicié que les marins respirent (« the dreadful impression that they were moving in poisoned air » (p.270)), n’est lui-même pas si différent de celui dans lequel les « poilus » ont dû évoluer quand les Allemands ont commencé à employer des gaz, à partir d’avril 1915…

Evidemment, le texte de Conrad ne vise pas à une transposition terme à terme, d’Europe en Thaïlande, des épisodes français de novembre 1914 à décembre 1916. Mais les points de comparaison sont suffisamment nombreux pour que le sort des marins près des côtes siamoises et celui des hommes de troupe enfouis dans la boue des tranchées entrent, eux aussi, en « relation dialogique » : « [Daybreak] came at last with a mother-of-pearl sheen at the zenith, such as I had never seen before in the tropics, unglowing, almost grey, with a strange reminder of high latitudes » (Conrad 1916a, p.264).

En tout cas le « moral » de ces êtres, dans une « adversité » et une « pestilence » aussi tenace sous « les tropiques » qu’aux « hautes latitudes », souffre-t-il sans doute autant.

Notes
110.

(Brassens 1962).

111.

Des romans de chevalerie, Conrad ne cite guère que « Amadis de Gaul » (Conrad 1904d, p.135, sic), qui date tout de même de 1508, bien que des versions antérieures eussent circulé en Espagne et au Portugal au XIVe siècle.

112.

C’est pourquoi on ne lit plus guère ces textes aujourd’hui, sinon pour des études ciblées sur ‘L’Art de la guerre en Occident’ dans des revues d’arts martiaux (cf Tourchon 1983 & 1984).