3.3.5.3 Barbusse, Dorgelès & Conrad

Peut-être même leur « foi » en leurs chefs (capitaines ou généraux) s’étiole-t-elle du même coup : la parole des pères perd de sa puissance (les imprécations du défunt capitaine n’impressionnent plus guère que Burns) à mesure que la faillite des idéaux se manifeste plus clairement.

En Europe par exemple, le désir de la « bonne blessure », pas trop grave mais suffisante pour justifier une évacuation vers l’arrière, semble s’être exprimé chez certains combattants du front dès le début 1915, et est en tout cas explicite dans une œuvre contemporaine du roman de Conrad (Barbusse, Le Feu, 1916, pp.50-51), montrant par là que « l’idéal » patriotique perdait en séduction et que la volonté de « tenir » s’affaiblissait 113 .

Mais si le soldat même est désabusé, alors la guerre semble absurde, et sa logique particulière est indéfendable : « le refus d’appliquer au temps de guerre d’autres critères qu’au temps de paix, l’obstination à parler du combat en termes d’ « assassinat » [Dorgelès 1919, p.239] ou de « meurtre » [Barbusse 1916, p.201] » se généralise (Bellosta 1990, p.42).

Si bien que le « crime » du narrateur de The Shadow-Line (sa culpabilité, son « péché », sa « faute ») peut être aussi compris comme celui d’un chef (militaire) jugé, non pas par ses pairs ou par des politiciens « complices », mais par des hommes de troupe blasés : « No confessed criminal had ever been so oppressed by his sense of guilt. I would have held them [= the ordinary men] justified in tearing me limb from limb » (Conrad 1916a, p.278). Le narrateur aussi applique à un temps de trouble dépassant de loin sa volonté le vocabulaire du droit commun.

Cette attitude n’est pas pour surprendre le lecteur assidu de Conrad. Ce dernier en effet n’a pas attendu Barbusse, Dorgelès, et encore moins Céline, pour jouer sur la confusion des deux « temps », le temps de paix et le temps de guerre. Dès 1905-1906, il se montre plus désabusé que le plus glabre « poilu », quand, non content de nommer la guerre un « lawful killing » (Conrad 1906a, XXXVII, p.150), il déploie ses sarcasmes sur la civilisation et le « progrès » :

‘To apprehend the true aspect, force, and morality of war as a natural function of mankind one requires a feather in the hair and a ring in the nose, or, better still, teeth filed to a point and a tattooed breast. Unfortunately, a return to such simple ornementation is impossible. We are bound to the chariot of progress. There is no going back ; and, as bad luck would have it, our civilization, which has done so much for the comfort and adornment of our bodies and the elevation of our minds, has made lawful killing frightfully and needlessly expensive. […] A frugal mind cannot defend itself from considerable bitterness when reflecting that at the Battle of Actium (which was fought for no less a stake than the dominion of the world) the fleet of Octavianus Cæsar and the fleet of Antonius, including the Egyptian division and Cleopatra’s galley with purple sails, probably cost less than two modern battleships. (Conrad 1906a, pp.150-151)’
Notes
113.

Ce que rappelle Le Temps retrouvé : « Tous ces garçons étaient en somme patriotes. Un seul, légèrement blessé au bras, ne fut pas à la hauteur des autres, car il dit, comme il devait bientôt repartir : ‘Dame, ça n’a pas été la bonne blessure’ (celle qui fait réformer) » (Proust 1927, p.2227).