3.3.6.1 Deux lectures de Coleridge

Quand on en vient en effet à l’intertextualité entre The Shadow-Line et ‘The Rime of the Ancyent Mariner’, il est préférable de parler de relations dialogiques au pluriel, pour tenir compte de la multiplicité des lectures possibles. Mais l’intertextualité en soi n’est plus à démontrer 119 , et à première vue, elle atténue d’autant la voix de l’auteur Joseph Conrad qu’elle lui donne en Samuel Taylor Coleridge un interlocuteur de poids.

De plus, elle réduit les différences entre Burns et le narrateur, qui ne sont plus que deux lecteurs de Coleridge 120  : Burns ne retient certes que la présence de spectres, mais le narrateur ne dépasse guère la lecture conventionnelle qui fait du poème une allégorie chrétienne 121 . On évite ainsi la glose puérile qui y verrait le récit d’un cauchemar 122 , mais on n’atteint pas pour autant le sens philosophique 123 . La « hiérarchie » entre les voix des deux personnages se dilue dans la médiocrité de leur talent de critique littéraire.

Notes
119.

Dans le poème aussi, « Down dropt the breeze, the sails dropt down » (Coleridge 1797, v.107), « We stuck, nor breath nor motion » (v.116) ; et si l’immobilité du bateau le rend « as motionless as a model ship set on the gleams and shadows of polished marble » chez Conrad (1916a, p.263), elle le rend « As idle as a painted ship / Upon a painted ocean » chez Coleridge (vv.117-118). Bien entendu, la mort rôde dans le poème également (vv.188-189 et passim), ainsi que les esprits (« spirit » vv.132, 258, 349), les démons (« evil », v.139), les spectres (v.202), les fantômes (« ghosts », v.308), les sorcières (« witch », v.129), les malédictions (« curse », vv.257, 260, 261), les sorts (« spell », v.442). Dès lors, la nuit et l’ombre se font envahissantes. Si, en 1916, « the only light in the ship at night was that of the compass-lamps, lighting up the faces of the succeeding helmsmen » (p.279), en 1797 « The steerman’s face by his lamp gleamed white » (v.207). Si bien que les hommes qui s’activent dans cette nuit deviennent ombres eux-mêmes (« The shadows swayed away from me without a word. Those men were the ghosts of themselves » (Conrad 1916a, p.287) ; « A little distance from the prow / Those crimson shadows were » (Coleridge 1797, vv.484-485)), et que le vent s’annonce d’abord par un bruit : « a hard gust of wind whose approach Gambril’s ear had detected from afar and which filled the sails on the main » (Conrad 1916a, p.295) ; « And the coming wind did roar more loud, / And the sails did sigh like sedge » (Coleridge 1797, vv.318-319).

120.

S’identifiant à deux personnages : Burns, comme le Mariner, raconte la faute et les spectres, et par-là place le narrateur conradien dans la position du Wedding-Guest de Coleridge : il l’indispose avec son histoire (« I fear thee, ancient Mariner », se plaignait le Wedding-Guest au vers 345 ; « I avoided giving Mr Burns any opening for conversation for the next few days », avouera le narrateur (Conrad 1916a, p.268)). De sorte que Burns est tout autant un défi intellectuel pour le narrateur de Conrad que le Mariner l’était pour le Wedding-Guest. Le second comme le Mariner jouent un rôle dans l’accession à la maturité de leur vis-à-vis : le narrateur conradien vieillit, le Wedding-Guest coleridgien émerge « A sadder and a wiser man, / He rose the morrow morn. » (vv.624-625).

121.

Le narrateur saupoudre son récit d’allusions aux textes bibliques. S’il mentionne « the darkness before creation » dont parle la Genèse (Conrad 1916a, p.290), c’est qu’il a aussi fait référence dans son journal du « formidable Work of the Seven Days » (p.279). Le Nouveau Testament n’est pas absent non plus : « I was like a mad carpenter making a box. Were he ever so convinced that he was King of Jerusalem, the box he would make would be a sane box. » (Conrad 1916a, p.281). Ce « King of Jerusalem » fait allusion au Christ, dont le pouvoir guérisseur en a converti plus d’un : le miracle de la quinine, et la foi qui l’accompagne (« believed », « faith », « it would save » (p.272)) en sont un écho indirect. Bien sûr, toutes ces références sont distanciées, et plus on s’éloigne dans le temps, moins le narrateur s’implique : il ne remonte à l’Ancien Testament que pour décrire ce qu’il subit et ne recourt aux Evangiles que par une comparaison detournée (il n’est pas comme le Christ, il est comme le fou qui se prend pour le Christ). Néanmoins, quand on en vient aux monarchies de droit divin, peu s’en faut que l’assimilation ait lieu : « I was brought there to rule by an agency as remote from the people and as inscrutable almost to them as the Grace of God. » (p.254). Si bien que c’est l’histoire du christianisme qui est ici rapidement retracée, de ses origines à ses utilisations politiques féodales et classiques. D’un surnaturel l’autre : on passe d’une croyance profane à une foi grégaire (le narrateur parle par imprégnation, non par conviction).

122.

« It is possible to read Coleridge’s poem as a nightmare » (Batchelor 1994, p.248).

123.

Ils ignorent tous deux le discours sur le rapport désintéressé au monde, sur une relation à la Nature esthétique et spirituelle, et non plus matérialiste et brutale (Voir Corner 1994, p.vii).