3.3.6.4 Les voix du silence

Cependant, la polyphonie philosophico-théologique serait-elle établie, qu’elle n’aurait qu’un intérêt relatif : les lecteurs susceptibles d’être concernés par ces élucubrations en 1916 ne constitueraient pas un auditoire très vaste, et le constitueraient-ils que l’œuvre se rangerait au rayon « parapsychologie », ce qui serait bien piètre du point de vue littéraire.

Il est grand temps par conséquent de se souvenir que si l’émergence ne vaut pour Bakhtine que quand elle est historique, la polyphonie aussi : l’homme de l’idée chez Dostoïevski est un homme des idées de son temps, et non des idées des cercles obscurantistes post-médiévaux !

Or, l’histoire qui se vit en 1916 est celle du conflit que l’on appellera mondial sous peu. Si polyphonie digne de ce nom il y a, ce doit donc être entre des discours sur la guerre, en général ou appliqués à celle des tranchées. Il convient alors de prêter attention à ce que les personnages disent sur les « responsabilités », la « peur », le « devoir ».

Vue sous cet angle, l’attitude de Ransome, qui s’économise (« had schooled himself into a systematic control of feelings and movements » (Conrad 1916a, p.258)), est significative : il ne déserte pas, mais se contente d’accomplir les gestes attendus sans mettre sa vie en péril. Ce contrôle des « movements » aide au contrôle des « feelings », en particulier de la « peur bleue » qu’il avouera à la fin. C’est là une attitude pragmatique, celle de quelqu’un qui n’a pas d’idéal mais qui ne trahit pas non plus : attitude qui convient autant à la marine marchande qu’à l’obéissance militaire. Cette « mesure » en toutes choses, cette position essentiellement défensive, ne le coupe d’ailleurs pas des tacticiens grecs, d’Enée à Xénophon, si bien que son système de référence n’est pas remis en cause, même en temps de trouble.

L’attitude de Burns en revanche est nettement moins « mesurée ». Accusant son capitaine (et pourquoi pas tout l’état-major ?) de traiter les hommes comme chair à canon (« If I had my wish, neither the ship nor any of you would ever reach the port. » (p.253)), de les envoyer aux suicide (« To beat up to Hong-Kong against a fierce monsoon, with a ship not sufficiently ballasted and with her supply of water not completed, was an insane project » (p.252)), il exprime un anti-militarisme (dirait-on de nos jours) empirique assez vigoureux. Il ne pourrait donc lire le Coleridge des odes à Napoléon (1808) ni surtout de ‘The British Stripling’s War-Song’ (1799), sauf à comprendre ces textes comme antiphrastiques.

Le narrateur enfin, hésite comme un idéaliste à visage humain. Tout plein de sa fonction de commandement, tendu vers l’accomplissement de son devoir, qui est de faire voguer sa galère à tout prix, il est néanmoins capable de vraie compassion envers ceux de ses hommes qui souffrent : c’est une sorte de Templier, qui n’abandonne pas sa Croisade, mais n’oublie pas non plus les notions de charité.

Si bien que les trois positions précédemment identifiées (grecque pour Ransome, dys-coleridgienne pour Burns et chrétienne vulgarisée pour le narrateur) ne sont pas contredites ici, mais donnent leur tonalité aux trois discours sur la guerre (tacticien, anti-militariste et « croisé ») tenus par les personnages. Trois discours qui, cette fois, ne sont dominés par aucun autre, et qui se valent : Ransome est admiré, Burns est complimenté (« I am proud of him ») et le narrateur est reconnu par ses pairs. L’auteur, quant à lui, ne dit rien, sinon que, tant qu’il n’y a ni lâcheté ni trahison, tout discours sur la guerre est acceptable, et Borys comme tous ceux de sa génération sont libres de tenir celui qu’ils préfèrent : de n’avoir pour stratégie que de sauver leur peau, de pester contre les officiers, ou de songer à une médaille si bon leur semble.

Une polyphonie authentique se trouve donc bien dans The Shadow-Line, dès lors qu’on en fait une lecture « contemporaine », c’est-à-dire prenant en compte les préoccupations du temps.