3.4.2 ‘A Smile of Fortune’ & la question du Contenu Nucléaire

Or, le problème du narrateur de ‘A Smile of Fortune’ est précisément de comprendre le Contenu Nucléaire (CN) de son statut de capitaine de la marine marchande. Il en a bien entendu compris une large part, mais reste indécis sur de nombreux points.

3.4.2.1 Indécision multiforme

C’est ainsi qu’il hésite entre les descriptions idyllico-féerique et prosaïque de l’île Maurice. Alors que le premier paragraphe parle du « delight » qu’éprouvent les habitants de l’île à la décrire comme la « Pearl of the Ocean », le deuxième paragraphe devient brutalement matérialiste et nous informe que « first-rate sugar-cane is grown there », que la population « lives for it and by it », que le sucre est leur « daily bread » (expression qui elle-même hésite entre le trivial « gagner son pain » et le sublime du panem nostrum quotidianum da nobis hodie 129 ), et que l’on se rend dans cette région du monde « for a cargo of sugar in the hope of the crop having been good and of the freights being high ». (Conrad 1911d, p.429)

De même, tandis que le troisième paragraphe nous montre un narrateur « entranced » par cette île qui lui semble être une « apparition », une « emanation », un « astral body », une « dreamlike vision » au sujet de laquelle il se demande « half seriously whether it was a good omen », le quatrième paragraphe retombe sur les nécessités du « business » et du « success » commercial. (Ibid.)

C’est dire que le « half seriously » exprime une vérité : le narrateur est partagé entre deux perceptions. La vision prosaïque lui semble trop terre-à-terre (!) pour un marin, mais il garde conscience qu’une vision idyllique, féerique, magique, serait par trop naïve. Aussi, quand Jacobus se présente à lui de bon matin, s’exclame-t-il : « Had I discovered an enchanted nook of the earth where wealthy merchants rush fasting on board ships before they are fairly moored? », juste avant de se demander : « Was this white magic or merely some black trick of trade? » (Conrad 1911d, p.432).

Il hésite, parce qu’il ne sait pas trop ce que le code dit à ce sujet. Sa « conduite » pour le moins lyrique lors des descriptions enlevées est-elle proscrite ou autorisée ? Les considérations matérielles sont-elles avouables ? Sont-elles les seules à compter ? La réponse lui manque.

Tout comme lui manque une certitude sur ce que dit le code lorsque la femme d’un collègue meurt en mer.

Cependant, puisque le Contenu Nucléaire est une « aire de consensus » (Eco 1997b, p.139 130 ), il peut résoudre cette dernière question en observant ce que tous les autres capitaines font : « All the captains in the harbour were going to attend » (Conrad 1911d, p.435).

Mais alors, y aurait-il quelque part un précepte, par exemple, sur le mariage des capitaines ? Le capitaine veuf semble en énoncer un : « Don’t you ever marry unless you can chuck the sea first » ; et le narrateur est tout prêt à l’inclure dans son code de conduite : « I felt convinced that I would never marry » (Conrad 1911d, p.439). Pourtant, ce célibat consenti semble avoir eu sur d’autres un effet néfaste pour leur équilibre mental. A trop suivre cette éventuelle règle de conduite, on finit par se croire marié à sa figure de proue, comme le capitaine du Hilda : « ‘A new figurehead!’ he scolded in unquenchable indignation. ‘Why! I’ve been a widower now for eight-and-twenty years come next May and I would just as soon think of getting a new wife’ » (Conrad 1911d, p.440).

A première vue, tous ces épisodes préliminaires semblent superflus, sans importance réelle pour le récit, sortes de digressions plus ou moins comiques. Du moins seraient-ils tels s’ils n’avaient en commun de poser la question fondamentale pour le narrateur : jusqu’où s’étend « l’aire de consensus » ? En d’autres termes : quel est le CN du mot ‘capitaine’ ?

Cette interrogation est si centrale que c’est elle qui culmine dans la maison de Jacobus : le code permet-il en effet de mêler affaires et sentiments ? C’est sans ambages que la duègne d’Alice insiste sur ce problème d’éthiquette : « Sitting here staring at that girl – is that what you call business ? » (Conrad 1911d, p.460) ; « Bags ! Look at that now ! Didn’t I hear you holding forth to that graceless wretch ? » (p.461) ; « You’re one of those men he does business with. Well – why don’t you leave us in peace, my good fellow ? » (pp.462, 466).

Selon la duègne, le code est clair : « The shop’s for business » (p.460), la maison est privée, et les deux ne doivent pas interférer. Pour le narrateur, il l’est moins : « ‘Mr. Jacobus’, I pronounced slowly. ‘Do you really think that upon the whole and taking various matters into consideration – I mean everything, do you understand ? – it would be a good thing for me to trade, let us say, with you ?’ » (p.479).

Ainsi, toute l’expérience du narrateur sur l’île Maurice consiste-t-elle à éprouver son « Type Cognitif » (Eco 1997b, p.133 131 ) du Capitaine, c’est-à-dire à vérifier la pertinence de la perception privée qu’il a de sa propre fonction. Il est, à ce stade, exactement comme le Bidayūh qui voit un avion et en perçoit le caractère « artefact volant ». Il cherche à obtenir confirmation ou infirmation de son choix du mot beron [beRon] pour le désigner, auprès des autres membres de sa tribu. En particulier, il cherche à savoir si un consensus se fait sur la non pertinence pour le Contenu Nucléaire de traits comme « plus léger » ou « plus lourd » que l’air. Cela décidera de l’avenir du mot beron (prononciation locale de « balloon ») pour nommer les avions 132 .

Le narrateur de ‘A Smile of Fortune’ en est lui aussi réduit à interroger ses semblables pour préciser le CN d’une fonction visiblement nouvelle pour lui.

Notes
129.

Matthieu, 6, 11.

130.

« area di consenso » (Eco 1997a, p.115).

131.

« Tipo Cognitivo » (Eco 1997a, p.109).

132.

Et effectivement, ni le bidayūh ni le malais sarawakien (qui appelle les avions belon [b¶lon]) n’ont retenu la densité dans leur Contenu Nucléaire, bien que leur « Contenu Molaire » (Eco 1997b, p.144 = les propriétés enregistrées par leur encyclopédie) en connaisse parfaitement l’existence.