3.4.2.2 Indécision & énallage

La confrontation de ce narrateur aux interprétations collectives enrichissent bien la compréhension qu’il a de ses obligations. Il sait par exemple désormais que l’attitude compatissante envers ses collègues endeuillés (sinon la compassion elle-même : « I listened with horribly critical detachment to that service » (Conrad 1911d, p.438)) est requise par le code de conduite du capitaine.

Mais pour sa relation à Alice, aucun indice sérieux ne lui est fourni. Le « change in manner of my acquaintances » et le « something different in the nods of the other captains » (p.467) indiquent peut-être un consensus, mais n’explicitent pas vraiment sur quoi il se fait, ni même s’il a quoi que ce soit à voir avec le code : il peut fort bien être simplement grivois. Même « My friend S–– », qui pourtant morigène le narrateur « with […] gravity », n’est d’aucun secours : sa gravité est aussitôt considérée comme « infantile » (p.468), et le « light tap on the lower part of my waistcoat » suivi de l’exclamation « You old sinner ! » (Ibid.) tend également à la grivoiserie. Le seul consensus explicitement négatif est : « All the women in our family are perfectly scandalised » (p.468). Mais en quoi ce consensus informe-t-il sur le code de conduite des marins ? Tout au plus éclaire-t-il celui des ladies de l’île !

Si bien que le narrateur en est réduit à convoquer d’autres codes que celui de ses pairs pour régler son comportement en compagnie de la fille naturelle de Jacobus.

Il essaie par exemple d’appliquer le code courtois, qui, comme le montre Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident (1939), conçoit la conquête de la « dame » comme une prise de citadelle, c’est-à-dire qui utilise lors des tentatives amoureuses un vocabulaire guerrier que ne dépareraient pas le « fierce desire », le « mortal enemy » ou le « change of tactics » de la scène du baiser forcé (Conrad 1911d, p.477).

Il essaie aussi d’appliquer le code du Prince Charmant face à une belle qui s’échappe par « a serpentine motion », qui « vanishe[s] » ou ferme une porte « noiselessly » (p.477) et qui a par conséquent quelque chose de ces fées protéiformes des contes populaires. Il tente même de rejouer Cendrillon avec le « high-heeled slipper the girl had lost in her flight » (p.478), en l’en rechaussant humblement ensuite : « I bent low down and gropped for her foot under the flounces of the wrapper. She did not withdraw it and I put on the shoe, buttoning the instep-strap » (p.482).

Ces différents codes ne sont pas a priori incompatibles entre eux : le roman de chevalerie a toujours combiné exploits guerriers, amour courtois et enchantements de toutes sortes. Mais ici, leur fusion harmonieuse échoue. Non seulement le « chevalier » ne fait pas la conquête de sa dame, qui s’enfuit sous ses assauts, mais Alice ne peut être à la fois la fée qui se change en serpent (faisant par là-même du narrateur un Biaus Descouneüs, un Bel Inconnu,inversé 133 ) et Cendrillon perdant sa pantoufle : à surcharger les références, globalement médiévales, on finit par tout embrouiller.

Au point que la confusion des codes laisse la trivialité s’insinuer dans le conte. Imagine-t-on en effet le Prince disant à Cendrillon retrouvée : « If you buttoned the strap you would not be losing your shoe » ? (Conrad 1911d, p.482).

La confusion est telle qu’elle fait également renoncer à toute « conquête » dès que le « principe de réalité » contredit par trop le « principe de plaisir ». On peut certes expliquer le désenchantement qui suit le baiser (« I realised clearly with a sort of terror my complete detachment from that unfortunate creature » (Conrad 1911d, p.478)) par la poursuite du jeu burlesque d’inversion des canons féeriques, le baiser étant censé révéler la beauté sous la laideur et non la platitude sous le « mystère ». On peut même l’attribuer à un effet castrateur de l’apparition soudaine de la figure paternelle (Jacobus) dans l’encoignure de la porte, castration qui renvoie alors le narrateur à un état infantile qui lui fait craindre « les coups » (« The perspective of passing from kisses to blows had nothing particularly attractive in it » (p.478)), et surtout qui efface tout surmoi et lui fait attendre la « punition » pour évaluer la gravité de la faute commise. Mais on peut aussi dire que l’échec de la tentative d’extension du Contenu Nucléaire du code de conduite marin fait revenir, par une sorte de repentir, au consensus minimal attesté : tant qu’on parle de commerce, on est sûr au moins de n’enfreindre aucune règle. C’est pourquoi le narrateur se met aussitôt à négocier le chargement de pommes de terre avec Jacobus (« ‘Then let us trade’, I said » (p.479)). Ainsi donc, c’est l’indécision du narrateur sur le CN du code du marin qui, en lui faisant craindre d’avoir frôlé le dérapage, l’amène à revenir brutalement à une conception minimaliste.

Cela ne va pas sans conséquences. Le flux temporel notamment en est grandement perturbé : alors qu’il faut de longs mois, ou du moins de longues pages, et bien des souffrances, à Swann, pour en arriver à dire d’Odette qu’elle « n’était pas [s]on genre » (Proust 1913, p.305), la désillusion ici est instantanée. Un désinvestissement affectif aussi radical, et aussi peu motivé, constitue de fait une rupture du temps (subjectif), rupture accentuée encore par le changement d’échelle final : « The Pearl of the Ocean had in a few short hours grown odious to me » (Conrad 1911d, p.485). Non seulement le passage de l’attirance à l’indifférence (« detachment », p.483) pour une personne était trop rapide pour être naturel, mais le passage du lyrisme à la répulsion pour une île fait de ce retournement un défi aux lois psycho-poétiques : qu’une déception sentimentale amène, avec la répulsion pour l’ex-objet de désir, une répulsion métonymique pour son environnement, soit. Mais sans « déception » ni « répulsion » à l’égard d’Alice (« I was no longer moved » (p.483) tient plus de la frigidité que de la haine), il n’est plus de métonymie qui tienne.

Nous sommes plutôt de nouveau en présence d’une énallage, de « l’échange d’un temps contre un autre temps » (Fontanier 1830, p.293), où un « futur » qui aurait dû être lointain est remplacé par un présent immédiat. Ainsi le verbe « grown » connote-t-il encore l’évolution lente (par contraste avec « turned » par exemple, qui peut s’accommoder de volte-faces soudaines), alors même que la transformation d’une île de rêve (« a dreamlike vision », p.429) en une Perle « odieuse » se fait « in a few short hours ».

Cependant, la rupture des lois psychiques aussi bien que rhétoriques est ici si radicale, qu’elle tire l’énallage vers son extrême, du même geste qui hyperbolise aussi son antonyme traditionnel, la mer calme : non seulement les eaux dans ‘A Smile of Fortune’ sont paisibles, comme presque toujours dans un port, mais le bateau est à quai. L’Océan n’est certes jamais perdu de vue, comme l’emploi systématique du surnom « Perle de l’Océan » pour l’île Maurice nous le rappelle, et comme la composition, qui encadre le récit par deux séjours en mer, y insiste, mais il est réduit à sa plus évasive expression.

Si bien que le chronotope tachychronique déjà évidé dans ‘The Black Mate’, est traité ici de façon quasiment auto-parodique 134 .

Notes
133.

Renaut de Beaujeu, XIIIe siècle. A la fin du roman, li biaus descouneüs, embrassant un serpent, faisait apparaître une belle : « Li guivre [= la vipère] qui vos vint baissier, / Qui si vos savoit losengier, / Ce fui je, sire, sans mentir » (vv. 3375-3377).

134.

C’est donc une bien étrange idée (du point de vue strictement chronotopique) qu’a eue Georges Franju de combiner ‘A Smile of Fortune’ et The Shadow-Line pour son téléfilm La Ligne d’Ombre (1972).