Il est vrai que, à la différence du narrateur de ‘A Smile of Fortune’, Jim n’a aucun doute sur ce qu’est le Contenu Nucléaire du code de conduite du marin : il sait à tout instant ce qu’il est supposé faire, et sait quand il est coupable de ne l’avoir pas fait. Cela devrait nous alerter, mais c’est qu’un autre problème vient à se poser : celui du Contenu Molaire du code (CM), qui est complémentaire de la question soulevée dans la nouvelle.
Par Contenu Molaire, on entend une « connaissance élargie », c’est-à-dire une connaissance qui englobe également des notions qui « ne sont pas indispensables à la reconnaissance perceptive » (Eco 1997b, p.144 136 ).
Ainsi, la maîtrise dont Jim fait montre du Contenu Nucléaire de son code suffit à le faire percevoir comme marin : il est immédiatement reconnu comme « one of us » (Conrad 1900, pp.43, 78, 93, 106, 224, 325, 331, 361 & 416), et immédiatement dissocié de ses « partners in – in crime », il n’est pas « one of them » (p.80) 137 . Mais aussi, il insiste sur un Contenu Molaire auquel nul autre que lui ne songe : celui des qualités intrinsèques des marins.
Le code, comme la définition-précepte peircéenne, dans son Contenu Nucléaire, ne s’occupe que d’actes à accomplir. Code et précepte rejoignent par là le vrai Cratyle : « tous les exemples de motivation qu[e donne Platon dans Cratyle] concernent la façon dont les mots représentent, non une chose en soi, mais l’origine ou le résultat d’une action » (Eco 1985b, p.305, déjà cité). Associer le code à une liste de qualités, c’est donc d’autant plus lui attribuer un Contenu Molaire, une « connaissance 138 élargie », que le CM ne requiert pas de consensus : « le CM […] peut assumer des formats différents selon les sujets et représente des portions de compétence sectorielle. » (Eco 1997b, p.145 139 ). Ainsi, rien ne dit que le code s’affuble d’un CM, et surtout, rien ne dit que d’autres que Jim l’affubleraient de celui-là, qui est passablement inadapté : supposer des qualités aux marins, c’est en effet agir en pseudo-Cratyle, c’est croire que le mot « marin » renvoie à une « chose », à un « caractère » en soi. C’est entendre le code, non plus comme un précepte peircéen, mais comme une définition aristotélico-scolastique :
‘les choses se présentent au monde déjà ontologiquement définies dans leur essence, matière brute informée par une forme. Que cette forme (universelle) soit ante rem ou in re est sans importance : elle s’offre à nous, elle resplendit dans la substance individuelle, elle est saisie par l’entendement, elle est pensée et définie (donc nommée) comme quiddité. (Eco 1997b, p.71) 140 ’Si Jim donc sait tout du Contenu Nucléaire du code qui le concerne, il se trompe lourdement de Contenu Molaire, et nous sommes par exemple très vite invités à le comparer avec celui que retient Marlow.
Quand le code en effet se laisse commenter par un CM, c’est plutôt en tant qu’instrument à conserver la confiance des supérieurs, des armateurs, et surtout des marchands qui leur confient la cargaison. Ce n’est jamais comme exigence qualitative. Le CM, en un mot, explicite « what counts in guaranteeing professional contracts » (Berthoud 1978, p.69). Ainsi, comme Marlow le résume, « I […] declared coldly that the cowardice of these four men did not seem to me a matter of such great importance » (Conrad 1900, p.67). Ce qui compte, c’est que leur lâcheté se soit révélée au grand jour, c’est qu’elle les ait placés en infraction flagrante au code. L’honneur ? (se) demande Marlow : « Couldn’t it reduce itself to not being found out ? » (p.149). Car si l’on est découvert, tout le monde perd confiance, et c’est cela qui pèse sur l’avenir des transactions. « Such an affair destroys one’s confidence », insiste Brierly, qui a commencé par marteler « We are trusted ! Do you understand ? – trusted ! », qui a balayé les questions morales d’un « Frankly, I don’t care a snap for all the pilgrims that ever came out of Asia », et qui a résumé le code de conduite comme une « professional decency », laquelle impose au marin de ne pas abandonner même « a full cargo of old rags in bales » (p.68). Du reste, à cela se résume aussi le verdict du tribunal. Le « plain duty » des marins est de ne pas abandonner « in the moment of danger the lives and property confided to their charge » : « the trade demands it », dit sans détour le vieux lieutenant français qui est monté sur le Patna en remorque (p.146), lui que l’on voit souvent « as an embodiment of the virtues of the seaman’s code » (Fincham 1998, p.63).
Ce sont donc là autant de voix concordantes à propos du CM, qui expliquent que Jim devait rester sur le Patna (point dont Jim ne doutait pas puisque cela est inscrit dans le Contenu Nucléaire même du code), quelles que fussent ses qualités. Il ne s’agit que d’un contrat commercial : il n’était que de faire « good countenance » (p.147).
Ainsi passe-t-on beaucoup de temps dans cette première partie à présenter du code d’autres Contenus Molaires que celui qu’a retenu Jim, ce qui autorise à croire qu’une erreur à ce sujet pourrait avoir de graves conséquences.
Et de fait, il est un cas au moins où on laisse entendre qu’une méprise de ce genre a pu être fatale. En effet, quand les préceptes énonçant what you are supposed to do sont pris, par Brierly aussi, pour une description de « what you are supposed to be » (p.67), il n’est pas exclu qu’ils pussent conduire à la catastrophe : Brierly « committed suicide very soon after » (p.58). Sans doute parce que, suppose-t-on, malgré sa conduite irréprochable, le fier capitaine a été amené par l’affaire du Patna à s’interroger sur son « inner worth » (p.10), et cela a suffi à faire s’effondrer sa tour de « granite » (p.58).
Car au fond, la valeur intrinsèque des marins se réduit à peu de chose. Certes, on peut toujours traiter ceux qui cèdent à la peur de « skunks » et dire de leur comportement qu’il est « a disgrace to human natur’ », comme ne se prive pas de le faire le capitaine O’Brien (p.193), lui dont le nom a quelques lettres en commun avec celui de Brierly, et dont l’auto-complaisance est comparable ; on peut toujours répéter qu’on ne connaît ni la peur (« I don’t know what fear is » (p.25) ; « Only I am one of them fearless fellows » (p.26)) ni la douleur (« Would any of you faint for a jab with a boat-hook ? – I wouldn’t » (p.9)) ; la vérité, « the secret truth » (p.10), c’est que « the fear, the fear – look you – it is always there » (p.146) :
‘There is a point – there is a point – for the best of us – there is somewhere a point when you let go everything (vous lâchez tout). And you have got to live with that truth – do you see ? Given a certain combination of circumstances, fear is sure to come. Abominable funk (un trac épouvantable). And even for those who do not believe this truth there is fear all the same – the fear of themselves. (Conrad 1900, p.146-147)’Si bien que le courage ne se définit plus en termes pompeux, mais simplement comme « an unthinking and blessed stiffness before the outward and inward terrors » (p.43), autrement dit comme une conduite (une « stiffness ») qui ne présume en rien de qualités comme « fearless » (on peut être à la fois terrorisé et « stiff », comme le point 3.4.3.2 l’établira). La peur atteint aussi « the best of us ». Simplement, on peut la ressentir « and yet make good countenance » (p.147), être un couard et pourtant se conduire en accord avec le code.
Jim se trompe donc deux fois. N’aurait-il attribué au code aucun Contenu Molaire qu’il s’en serait tenu aux actes strictement et explicitement requis ; ou bien aurait-il attribué au code son CM mercantile qu’il aurait caché sa peur pour ne pas ruiner la confiance placée en lui. Mais en attribuant au code un CM héroïque, il emboîte le pas d’un Brierly, et c’est une pente dangereuse.
Cette double erreur serait tout aussi manifeste dans la perspective des Palimpsestes de Gérard Genette. Jim serait alors qualifié de trop « moderne » pour cette raison qu’il « dé-motive » les actes de ses prédécesseurs en ignorant leur obéissance pragmatique aux règles des transactions maritimes, et qu’il les « re-motive » en leur supposant une origine glorieuse, voire épique : il abuse ici de ce double processus que Gérard Genette appelle la transmotivation (Genette 1982, p.458).
A l’évidence donc, il ne manque pas d’approches savantes pour gloser sur le fait que Jim « beforehand live[d] in his mind the sea-life of light literature » (p.6), cette littérature (à la manière de Stevenson ?) sans nul doute responsable de la « transmotivation » observée.
Le texte de Lord Jim invite ainsi à ces laborieux commentaires… juste avant d’en révéler le caractère fallacieux. Car Jim n’est ni don Quixotte, ni Lysis, ni Pharsamon, ni Madame Bovary 141 : il a trop lu de livres, c’est entendu, mais ses lectures, ses rêveries, ses fantasmes, n’ont finalement aucune espèce d’influence directe sur son comportement en mer. Ils ne sont la cause d’aucune étourderie, d’aucune erreur pratique, et encore moins du saut hors du Patna. Jim est coupable de transmotivation et de détournement de CM, le texte y insiste assez, ce qui n’a en l’occurrence absolument aucune importance ! La fausse piste se laisse suivre… jusqu’à l’impasse.
« ‘conoscenza allargata’, che comprende anche nozioni non indispensabili al riconoscimento percettivo » (Eco 1997a, p.119).
Bien que son sens change à Patusan (où « one of them » (p.361) se réfère aux natifs), ce « one of us » est ici proféré sans aucun indice d’ironie, ce qui n’est pas forcément le cas dans Under Western Eyes : que l’on décline « one of us » (Conrad 1911a, part III, ch.1, p.260) en « un des nôtres » (Ibid., p.262), soit ; mais que penser de Razumov quand il dit : « See how much I am one of you » (Ibid., p.260) ?
Une « conoscenza allargata »(Eco 1997a, p.119), ou une croyance. Mais cette dernière serait fondée sur des récits antérieurs pouvant être pris comme témoignage sur des « situations dont quelqu’un a certainement eu l’expérience, m[ême si] nous ne pou[vons] plus [en] faire l’expérience nous-mêmes, et sur lesquel[le]s la communauté nous transmet des instructions suffisantes pour pouvoir en parler comme si nous en avions fait l’expérience » (Eco 1997b, p.127) : « situazioni di cui certamente qualcuno ha avuto esperianza, ma noi non potremo più averla, e su cui tuttavia la Comunità ci trasmette istruzioni sufficienti per parlarne come se ne avessimo avuto esperienza » (Eco 1997a, p.104).
« Il CM [...] può assumere formati diversi a seconda dei soggetti, e rappresenta porzioni di competenza settoriale » (Eco 1997a, p.120).
« le cose si presentano al mondo già ontologicamente definite nella loro essenza, materia bruta informata da una forma. Non importa decidere se questa forma (universale) sia ante rem o in re : essa ci si offre, splende nella sostanza individua, viene colta dall’intelletto, viene pensata e definita (quindi nominata) come quiddità » (Eco 1997a, p.52).
Voir respectivement : Cervantès 1615, Sorel 1627, Marivaux 1737 et Flaubert 1857.