3.4.3.2 Une figure de fresques romaines

Ce qui influe en revanche sans conteste sur l’attitude de Jim, c’est la fascination qu’il éprouve face à un danger ou à une urgence.

‘Obstupui, steterumque comæ, et vox faucibus hæsit.’

Ce vers de l’Enéide (II, 765) qui ouvre le chapitre XVIII des Essais, livre I, de Montaigne (Montaigne 1580, p.74) à propos « de la peur », semble écrit pour Jim. En effet, lorsqu’il affronte sa première tempête, la description de son attitude (« He stood still – as if confounded » (Conrad 1900, p.6)) ressemble à une adaptation assez fidèle du « frappé de stupeur, et les cheveux dressés, je ne pus dire un mot » virgilien.

Certes, Jim finira bien par se précipiter vers le canot qui part secourir les victimes d’une collision (« He rushed after her », p.7), mais seulement pour le voir s’éloigner, c’est-à-dire trop tard (« Too late, youngster », p.8).

Ce qui caractérise sa réaction face aux urgences de cet ordre est donc son immobilité, son inaction. Or, il est saisi (comme Enée supra voyant Troie en cendres et le corps décapité de son roi, ou comme Lucius chez Apulée quand il doit découvrir trois cadavres et se retrouve obstupefactus devant les « outres gonflées » qui en tiennent lieu (Métamorphoses, III, ix, p.67)) au moment précis où il voit.

Dans son cas, ce qu’il découvre, c’est l’ampleur d’un coup de vent (a gale), juste « when he got through the hatchway ». C’est la vue de cette perturbation qui le fige sur place, alors que son existence n’est pas une surprise (« the gale had freshened since noon » (p.6-7)), et que le son, plus assourdissant maintenant que Jim est sur le pont, ne contient de menace que par une vague analogie au bruit des canons : « the gale […] now blew with the strength of a hurricane in fitful bursts that boomed like salvoes of great guns firing over the ocean » (p.7) (analogie dont on ne sait si elle effraie Jim ou si elle flatte son fantasme « flibustier »). Mais admettons même que ce soit là un crescendo vers l’effroi ; ce n’est en tout cas pas encore un augmentum, une poussée, d’effroi. Pour atteindre un tel augmentum, il faut la vue, il faut que Jim ait des « threatening glimpses of the tumbling tide », et du canot, des immeubles, des ferry-boats, des pontons. Alors seulement l’effroi le fait entrer dans un délire à coloration paranoïaque : « There was a fierce purpose in the gale, a furious earnestness in the search of the wind, in the brutal tumult of earth and sky, that seemed directed at him. » (p.7).

Délire paranoïaque qui se dit en formules épico-théâtrales (« the brutal tumult of earth and sky ») et qui se fait l’écho de la mythologie antique : cette fureur délibérée dirigée contre Jim n’est pas sans rappeler la colère d’un de ces dieux que seul un sacrifice apaise.

Autrement dit, la scène de la première grande peur de Jim est toute entière placée dans une perspective « romaine » : Jim est obstupefactus (« He stood still » encadre le paragraphe examiné ici, en l’amorçant et en le concluant), « obstupefactus – qui est le mot qui définit le mieux les attitudes et les visages des fresques romaines – à la fois frappé d’immobilité et frappé de stupeur » (Quignard 1994, p.108) ; Jim est donc « terrifié par l’opération même de voir, par la puissance (l’invidia) que pouvait jeter le regard en face » (Ibid.), ce qui pour Pascal Quignard caractérise « les anciens Romains » ; et il est hypnotisé par « une violence fascinatrice [en l’occurrence, une tempête] dont l’effroi abouti[t] à l’obéissance (l’obsequium) […], ou du moins [le] replonge […] dans des comportements enfantins, cataleptiques, passifs, subjugués » (Quignard 1994, p.122).

C’est assez dire que Conrad ne peint pas là le moment psychologique 142 d’un Jim hésitant entre héroïsme et lâcheté, devoir et sécurité, « code and instinct » (Berthoud 1978, p.70). Bien plutôt, « l’instant est tragique » : Jim « assiste impuissant au torrent » de terreur qu’il « ne parvient pas à contenir » (Quignard 1994, p.176). Nous sommes donc loin des lieux communs de la morale, ou même des Essais : il n’est plus question de dire de la peur que « tantost elle nous donne des ailes aux talons […] ; tantost elle nous cloüe les pieds et les entrave » (Montaigne 1580, p.75) ; il est question de traiter Jim en personnage de Sénèque plus qu’en « caractère » de La Bruyère.

D’ailleurs, immédiatement après ce premier « effroi » du chapitre 1, une scène du chapitre 2 revient sur l’invidiaa contrario. Pour sa deuxième grande tempête en effet, Jim n’apparaît pas sur le pont : il est confiné dans sa cabine, « disabled by a falling spar » (Conrad 1900, p.11). Par conséquent, il ne voit rien, et échappe de ce fait à la fascination :

‘The danger, when not seen, has the imperfect vagueness of human thought. The fear grows shadowy ; and Imagination, the enemy of men, the father of all terrors, unstimulated, sinks to rest in the dullness of exhausted emotion. (Ibid.)’

Si Jim médite, ce n’est pas tant sur son effroi actuel que sur le souvenir de son effroi passé, quand il était sur le pont (« He felt secretly glad he had not to go on deck » (p.11)), il est heureux de ne pas avoir à se replacer dans cette situation, heureux de ne pas revoir : « Jim saw nothing but the disorder of his tossed cabin » (Ibid.). Non qu’il soit absolument détendu : « Now and again an uncontrollable rush of anguish would grip him bodily » (Ibid.). Mais justement, « anguish » n’est pas « terror » : il n’y a pas « angoisse » face aux urgences ou aux menaces actuelles ; il n’y a d’angoisse que née de ses propres pulsions, en l’occurrence de la réactivation de celles liées à l’effroi du chapitre précédent : « the anguish with which one remembers some unfortunate occurrences » (Conrad 1920b, p.208).

Ainsi se confirme que chez Jim, seuls la vue, le regard, causent la transe. C’est en ce sens qu’il est « romain », jusque dans son « fixed from-under stare which made you think of a charging bull » (Conrad 1900, p.3), lequel n’est pas sans rappeler le regard de Médée, dont Euripide dit aussi qu’elle peut avoir « le regard torve du taureau » (Quignard 1994, p.176), signe déjà de l’augmentum lié à la fascination : « Quel est le regard de la Medea furiosa ? Le regard est fixe, fasciné ou engourdi, les yeux cornus (les yeux de taureau, les yeux torves, les yeux louches sont le signe aussi bien du furor, de la folie, que du regard enfiévré de Vénus, de l’amor) » (Quignard 1994, p.177, déjà cité à propos de The Shadow-Line).

Jim est donc indubitablement tragique, fasciné, sujet à l’augmentum, sorte de Médée sans esprit de vengeance, statufié, immobile, pétrifié, saisi…

Tout cela est abondamment développé dans le texte, comme l’était la transmotivation. Et cela, comme la transmotivation, n’a aucune incidence sur le récit. La transmotivation n’influait pas sur le comportement de Jim, mais son comportement figé lui-même n’est jamais jugé négativement par les garants du Code.

Ainsi, alors que ne pas porter secours à des naufragés aurait pu être considéré comme une faute grave, son supérieur ne reproche rien à Jim : « the captain smiled sympathetically » (Conrad 1900, p.8). Soit, on pourrait penser que ledit capitaine est dupe, et que le fait que le jeune Jim « seemed on the point of leaping overboard » (Ibid.) suffit à le tromper. De même, si Jim ne sort pas de sa cabine lors de la seconde tempête, c’est qu’il a une excuse (sa blessure), et on en conclut qu’il n’échappe à la réprimande que pour cette seule raison.

Mais que conclure alors de son attitude lors du troisième incident majeur, à bord du Patna ? Plus d’excuses boîteuses (!) cette fois, plus d’apparences non plus, trompeuses ou pas ! Or, loin que son immobilité place Jim à la limite de ce qui est toléré par le code, c’est elle au contraire qui constitue la conduite recommandée.

En effet, quand l’estimation des dégâts conduit à la conclusion que le bateau est sur le point de couler, et quand cette estimation elle-même est jugée rationnelle (« He believed, as any other man would have done in his place, that the ship would go down at any moment » (p.86)), qu’ordonne le code ? Il est bien connu dans ce cas que les officiers doivent rester les derniers à bord, jusqu’à sombrer avec leur navire s’il le faut. Si le courage est une « unthinking and blessed stiffness before the outward and inward terrors » (p.43), l’interprétation de cette « raideur » non plus en fermeté mais en rigidité, devient alors appropriée. Or, Jim, pendant tout l’épisode malheureux du Patna, fait exactement cela : il se raidit, se rigidifie.

Cela est d’abord dû à son estimation du temps : « there were boats enough for half of them perhaps, but there was no time. No time ! No time ! » (p.86) ; « I wanted time – time to cut the boats adrift » (p.90) ; laquelle conduit à cette conclusion qu’il n’y a plus rien à faire :

‘Oh yes, shored up ? I thought of that – I thought of every mortal thing ; but can you shore up a bulkhead in five minutes – or in fifty for that matter ? Where was I going to get men that would go down below ? And the timber – the timber ! Would you have had the courage to swing the maul for the first blow if you had seen that bulkhead ? Don’t say you would : you had not seen it ; nobody would. Hang it – to do a thing like that you must believe there is a chance, one in a thousand, at least, some ghost of a chance ; and you would not have believed. You think me a cur for standing there, but what would you have done ? What ! You can’t tell – nobody can tell. One must have time to turn round. (p.92)’

Cette estimation du temps, fondée sur celle des dégâts, n’est pas plus fautive que sa prémisse : tous les marins auraient fait le même constat. Et Marlow comme les autres : « Their escape would trouble me as a prodigiously inexplicable event, did I not know how tough old iron can be » (p.98). Dès lors, tous les avis convergent : « There was nothing to do but to sink with the ship. No use making a disturbance about it. » Et Jim n’a finalement pas adopté d’autre position : « He waited upstanding, without a sound, stiffened in the idea of some sort of heroic discretion » (p.92). Est-il vraiment « stiffened » par la transmotivation que suppose son « heroic discretion » ? Ne l’est-il pas plutôt par la peur ? Peu importe : il est à cet instant dans l’attitude que chacun approuve.

Même son inaction alors que d’autres tentent de mettre une chaloupe à la mer n’est pas fautive, puisqu’il ne s’agit pas de sauver les pèlerins. Son seul mouvement (« I pushed him away », p.100) se fait contre l’un des fuyards, et justifie par contraste son immobilité. Jim le sait bien, qui insiste tant sur la distance qui le sépare des poltrons (« But he kept his distance – he kept his distance. He wanted me to know he had kept his distance » (p.103)).

Plus le moment fatidique semble approcher, moins Jim se déplace : « the last moment had come, as he thought, and he did not move » (p.107) ; « He had preserved through it a strange illusion of passiveness » (p.108)…

Pour Marlow, qui ne connaît de première main que le procès intenté à Jim, nul doute que la passivité de l’accusé ne fût une « étrange illusion ». Mais pour nous, qui savons désormais combien cette passivité peut être chez Jim l’effet même de l’effroi, un « effort of fear » bien plus qu’une « firmness of courage » (p.122), le « passive heroism » (p.104) de Jim n’est pas une illusion : sa fascination face aux dangers ou aux urgences (« He was not afraid of death perhaps, but I’ll tell you what, he was afraid of the emergency », p.88), qui le pétrifie, tout comme sa transmotivation héroïque, tout comme son narcissisme, tout comme le strict respect du code, sont des forces qui convergent et lui donnent cette raideur qui pourrait suffire : rien n’est plus faux que de dire que « the only force that could have made Jim stay on board would have been an indomitable adherence to his heroic ego-ideal » (Erdinast-Vulcan 1991, p.496) : cette « adhérence » en effet eût bien été une force, mais une parmi toutes les autres, y compris l’inertie même de l’effroi, qui devaient concourir à son maintien à bord. Car s’il est vrai que « cogitatio adæquata semper vitat eamdem rem », qu’une « pensée adéquate évite toujours la même chose » (selon la formule « spinozienne » forgée par Jacques Lacan (1964, p.59)), alors la « pensée » de Jim, connue pour lui éviter de faire le moindre geste dans les situations critiques, n’a aucune raison de changer. La Wiederholungzwang freudienne, la « compulsion de répétition » (Lacan 1964, p.80), ne peut que le replacer dans ce non-acte 143 qu’est l’arrêt chez lui de tout mouvement. « Qu’est-ce que cette butée, ce temps d’arrêt du mouvement ? Ce n’est rien d’autre que l’effet fascinatoire » :

‘Le fascinum, c’est ce qui a pour effet d’arrêter le mouvement et littéralement de tuer la vie. Au moment où le sujet s’arrête suspendant son geste, il est mortifié. La fonction anti-vie, anti-mouvement, de ce point terminal, c’est le fascinum, et c’est précisément une des dimensions où s’exerce directement la puissance du regard. (Lacan 1964, p.133-134)’

La question est donc : qu’est-ce qui, en dépit de ce faisceau préventif que forment le devoir, la dignité, la transmotivation, l’effroi et la Wiederholungzwang même, a pu décider Jim à bouger ? Quelle rupture simultanée de la compulsion (de répétition), de la stupeur (effrayée), du fantasme (héroïque), du Moi (narcissique) et du Surmoi (code de conduite) a pu causer ce saut irréparable ?

Notes
142.

D’où Sir Hugh Clifford tient-il que Lord Jim est « an elaborate psychological study » ? (Clifford 1904a, p.396)

143.

« La répétition apparaît d’abord sous une forme [...] qui ne va pas de soi, comme une représentation, ou une présentification, en acte. » (Lacan 1964, p.60). Si l’acte ne va pas de soi, c’est que le non-acte peut aussi se répéter.