3.4.3.3 Ulysse déchaîné

La contradiction, l’incompatibilité, entre le Jim décrit à longueur de pages et le Jim qui se joint aux fuyards sont telles qu’il reste comme seul recours de prêter l’oreille à l’explication que le protagoniste lui-même en donne :

‘It is all in being ready. I wasn’t ; not – not then. I don’t want to excuse myself ; but I would like to explain. (Conrad 1900, p.81)’

Soit. Mais à quoi donc Jim n’était-il pas prêt ? A l’accident dans une mer calme ? Il est vrai que « the sea-life » décrite dans les livres (p.6) ne l’y préparait guère : nous avons assez insisté ici-même sur la corrélation qu’instaure la littérature, « légère » ou pas, entre la mer agitée et le danger, voire la mort, d’une part, entre la mer calme et l’ennui d’autre part. Or, que la mer fût calme au moment de l’accident du Patna, le texte y revient sans cesse : avant le choc, le chapitre 3 s’ouvre sur « A marvellous stillness » qui « pervaded the world » (p.17) ; puis, « ‘How steady she goes’ thought Jim with wonder, with something like gratitude for this high peace of sea and sky » (p.20) ; « The ship moved so smoothly that her onward motion was imperceptible to the senses of men » (p.21) ; et après le choc même, « She was as still as if landed on the blocks in a dry dock » (p.92) ; « and still – still as a pond, deadly still, more still than ever sea was before – more still than I could bear to look at » (Ibid.).

Nul doute donc que cette « suspended menace discovered in the midst of the most perfect security » (p.96) ne fût un de ces véritables imprévus… qui arrivent toujours : « It is always the unexpected that happens » (p.95). Mais cet imprévu même ne serait que de nature à causer l’effroi chez Jim. Comme le dit fort bien Marlow, celui-ci était « fascinated by the sword hanging by a hair over his imaginative head » (p.96). Fasciné, c’est-à-dire immobile et le regard fixe : « Nothing in the world moved before his eyes » (Ibid.), « He stood on the starboard side of the bridge » (p.97).

Ainsi, Jim n’était certes pas prêt à l’accident, mais il était prêt à la fascination, le texte l’a suffisamment ressassé. On ne s’explique toujours pas le saut.

Les nuages qui s’amoncèlent à l’horizon changent-ils grand-chose ? « Twice […] he shut his eyes in the certitude that the end was upon him already », ce qui place Jim encore sous l’empire de la fascination, à laquelle on sait combien le regard (l’invidia) participe, et ce qui explique assez bien qu’il « ferme les yeux », pour tenter de rompre le charme ; « twice he had to open them again. Each time he noted the darkening of the great stillness » (p.105).

Autrement dit, plus le danger approche, plus Jim est égal à lui-même : figé d’effroi.

Rien donc ne décide Jim à bouger. Aucun des « imprévus » (épave ou orage) n’explique qu’il ait sauté.

Si bien qu’il ne reste en fait d’inattendu décisif que « the unconceivable itself » (p.95) : le chant des Sirènes.

Car ce sont bien les appels des fuyards, et ces appels seuls, qui é-meuvent Jim. Les cris de « Let go ! For God’s sake, let go ! Let go ! She’s going. » (p.108) ; « Unhook ! Unhook ! Shove ! Unhook ! » (p.109) sont la seule nouveauté dans son environnement, aussi pitoyable cette nouveauté soit-elle. Or, c’est précisément après cela que Marlow observe : « Something had started him off at last, but of the exact moment, of the cause that tore him out of his immobility, he knew no more than the uprooted tree knows of the wind that laid it low. All this had come to him : the sounds, the sight, the legs of the dead man » (p.109). Mais justement : une « cause » qui « déracine » les hommes et les pousse à se déplacer contre leur volonté, ou du moins à leur insu, par la simple production de sons (« the sight » jusque-là n’y avait pas suffi), la mythologie grecque lui a donné un nom. Les « Sirènes » de Jim, pour être moins gracieuses sans doute, ne sont pas moins puissantes que celles d’Ulysse.

Jim sur ce point a donc parfaitement raison : « it is all in being ready ». Ulysse l’était, qui s’était fait ligoter à son mât ; Jim ne l’était pas : sautant d’une fresque romaine à une épopée homérique, il ne pouvait faire face. Sans doute le prénom par lequel les Sirènes l’appellent n’est ni celui d’Ulysse, ni le sien, mais peu importe : tout appel charme, et celui de « George. », « George ! », « Geo-o-o-orge ! » (p.110), n’est pas plus résistible qu’un autre.

Peut-être même faut-il ce décalage entre le nom utilisé pour l’appel (« George ») et le nom d’état civil de celui qui l’entend (Jim) pour que « surgi[sse] la dimension du nom pur [= George], seul rapport d’une identité qui ne doit rien à la ressemblance des propriétés [que s’attribue Jim] » (Milner 1983, p.17, n.4). Car alors le Symbolique (S) du nom propre se retrouve « dénoué de I et de R » (Ibid.), coupé chez Jim à la fois du Réel de sa peur et de l’Imaginaire de son héroïsme ou de son statut de marin 144 . Le nœud borroméen R-S-I se défait, et Jim tombe, s’effondre, plus qu’il ne saute :

‘Le borroméanisme n’existe que par cet instant du dénouage où, d’une coupure unique, les ronds se retrouvent dispersés. [...] C’est à ce point précis que s’atteste la béance où un sujet passible des miroirs se découvre [...] abandonné de toutes les analogies du ciel et de la terre. Rien ne subsiste alors que les traits de la dispersion pure, dont la libération des ronds donne l’image la plus aseptique.’ ‘Il en est d’autres, autrement plus prenantes pour un vivant : j’entends l’éparpillement de la mort même [...]. Pour tout être saisi par la représentation, l’irruption d’un tel instant ne peut susciter qu’un seul affect : l’horreur. (Milner 1983, pp.13-14)’

C’est pourquoi rien de la volonté de Jim ne participe à son « geste » : le moment du « saut » n’est pas plus défini pour lui que le moment où il a fait son premier mouvement. « I had jumped . . . […] . . . It seems » (p.111) : la rupture de la fascination, de la transmotivation, du narcissisme et de la loyauté au code, outre qu’elle se double d’une rupture culturelle (la référence saute de Rome à Ithaque), se complique donc encore d’une rupture temporelle.

Notes
144.

Cet Imaginaire qui fait que Jim « beforehand live[d] in his mind the sea-life of light literature » (Conrad 1900, p.6), tant il incite à « respecter ce qui, d’être une fois, a nécessairement toujours été » (Milner 1983, p.21)