3.4.3.4 Le rapport au temps de Jim

Si Ulysse est « prêt » et pas Jim, c’est que le temps odysséen est un temps sans contingence. Ulysse sait d’avance ce qui doit arriver. Il ne peut certes pas toujours anticiper la force, ni la direction, des vents, mais c’est là la seule variable dans son univers fini : c’est la part de τυξη, dans un monde où les événements ressortissent dans tous les autres cas à la nécessité, à l’αναγκη.

De plus, l’univers d’Ulysse est compact 145 , rigide : à chaque danger (Cyclope, Charybde, Scylla, Sirènes, Circé...) est assigné un lieu. On peut certes encore aujourd’hui discuter pour savoir si la « géographie » odysséenne est strictement méditerranéenne (selon l’hypothèse de Victor Bérard, qui fait fi des durées, des distances, et de la saine navigation) ou atlantique (selon l’hypothèse d’Alain Bombard, qui spécule fort audacieusement sur les explorations maritimes grecques du IXe siècle avant l’ère) ; il reste qu’elle est avant tout « mnémotechnique » en ce sens que la topographie ne sert que de grille organisatrice des diverses légendes marines de l’époque : dans ce système, le rapport sémantique (entre le lieu et l’entité surnaturelle qui y habite) est motivé par une certaine analogie (le Cyclope, géant, à un seul œil, et qui projette des rochers, rappelle assez un volcan ; Charybde et Scylla rappellent écueils et tourbillons...), même si la « corrélation syntaxique [l’ordre dans lequel « l’itinéraire » est suivi] [est] arbitraire ». Cette caractéristique décrit assez bien pour Umberto Eco « de nombreuses mnémotechniques antiques où la structure des lieux n’était pas isomorphe avec le système du contenu à mémoriser, tandis que s’instauraient de faibles corrélations de similitudes entre images et choses » (Eco 1990a, p.83 146 ).

Dans un tel espace quadrillé, le temps des mésaventures d’Ulysse ne peut donc être que celui de la succession rythmique des « cases », c’est-à-dire de lieux discrets (nettement séparés les uns des autres par un séjour en mer plus ou moins long) où règne une entité merveilleuse (monstre, nymphe, déesse). Si bien que la τυξη elle-même, qui se résume au vent (force et direction), n’est qu’à peine contingente : elle est bien plutôt le trait (de syntaxe arbitraire) qui sépare les cases les unes des autres.

Or, ceci est l’exact opposé de l’univers de Jim. Non seulement les repères directement géographiques sont « flottants » dans le roman de Conrad (le passage du One-and-a-Half Degree devient « the ‘One-Degree’ passage » (Conrad 1900, p.15. Hans van Marle et Pierre Lefranc (1988) relèvent bien d’autres « fluctuations »)), mais l’Océan Indien en soi est un espace uni, sans le moindre jalon sur des milliers de kilomètres carrés. L’épave même que heurte le Patna est flottante, c’est-à-dire nullement associée à une île, une grotte, un repère quelconque, et pas même à l’océan où elle se trouve (ce type de danger se rencontre du Pacifique au Golfe du Mexique), si bien qu’au lieu d’une grille, la topographie Jimmyenne n’offre qu’une surface lisse, sans la moindre aspérité. Les repères de temps n’étant pas plus fiables (« The nights [how many ?] descended on her like a benediction » (Conrad 1900, p.16)), tout dérive sans ancrage : l’univers de Jim est celui de la pure contingence.

Contingence veut dire que ce qui est arrivé ici, à ce moment, aurait fort bien pu ne pas arriver du tout (les officiers auraient pu ne pas fuir), ou aurait pu arriver autrement (les fuyards auraient pu s’échapper en silence, ou George aurait pu répondre à leur appel au lieu de mourir...).

Or, ce à quoi Jim « n’est pas prêt », c’est précisément à la contingence. Son apparente naïveté (ou mauvaise foi) après les scènes de tempête se résume en effet à ceci : la « prochaine » fois, il se comportera mieux, parce que la « prochaine » fois sera semblable à celle-ci, et alors il saura (d’avance, comme Ulysse) ce qu’il aura à faire, comment cela se terminera :

‘He was rather glad he had not gone into the cutter, since a lower achievement had served the turn. He had enlarged his knowledge more than those who had done the work. When all men flinched [expression du futur antérieur après ‘when’], then – he felt sure- he alone would know how to deal with the spurious menace of the wind and seas. He knew what to think of it. (Conrad 1900, p.9)’

C’est en cela qu’il vit toujours d’avance sa vie de marin (« and beforehand [would] live in his mind the sea-life… » (p.6)). Non qu’il s’attende toujours à ce qu’elle fût semblable à ce qu’en disent les livres, mais qu’il l’anticipe toujours semblable à ce qu’elle a une fois été (pour d’autres, y compris les héros de fiction, ou pour lui-même, témoin direct). Jim est moins une figure du « bovarysme » (quichottisme, lysisisme, pharamonisme) que de l’extrapolation permanente. Il ne cesse de se projeter dans l’avenir, au détriment le plus souvent de ses actions présentes. « Attitude curieuse, qui consiste à se figurer […] à l’avance le bonheur que l’on aura, et, cela fait, à se refuser de [sic] passer à la réalisation, parce que l’idée est un idéal, et que l’exécution ne peut être qu’au-dessous de la perfection », dit Georges Poulet… à propos de Fontenelle (Poulet 1952, p.177).

Or, ce décalage entre la promesse (de bonheur, mais aussi bien, pourquoi pas, de courage, d’héroïsme) et la réalité n’est pris tellement au sérieux que parce qu’il révèle une perte : celle de l’être éternel. « Ayant perdu le sens de la causalité divine, s’étant réduit depuis un siècle à s’engendrer lui-même par ses sensations, l’homme distingue maintenant toute la distance qui sépare cet être-sensation de l’être en profondeur dont ses aspirations et ses jouissances lui donnent la confuse mais gigantesque idée » (Poulet 1952, p.34).

Ainsi chez les « pré-romantiques » s’exprimera une sorte de Spaltung entre un moi défini dans sa durée, et le moi des petits moments de l’existence : « Je me sens un être qui vit dans le moment, mais dont la vie est justement le contraire du moment. Mon existence actuelle est, et pourtant n’est pas mon existence. » (Poulet 1952, p.33). Un tel individu en d’autres termes porte le deuil de l’éternité.

Bien entendu, il n’est pas question de classer Jim parmi les pré-romantiques ou les émules de Fontenelle, même si Stein va dans ce sens (« I understand very well. He is romantic » (Conrad 1900, p.212)).

Mais est-il besoin d’appartenir à une école ou à une époque définie pour souffrir d’une telle Spaltung ? Quiconque « originally […] came from a parsonage », quiconque a évolué dans un paysage dont l’église « had stood there for centuries », dont « the living had belonged to the family for generations », quiconque en somme a grandi dans un paysage et un milieu propres à lui donner le sentiment de la pérennité, mais qui erre dans le monde, et qui par conséquent ressent d’autant plus vivement la coupure entre la matérialité des « fine merchant-ships » et la spiritualité des « abodes of piety and peace » (Conrad 1900, p.5), est un « veuf » désigné de l’éternité, à toutes les époques.

Et quiconque s’étend sur cet aspect du personnage de Jim pendant une demi-page n’est pas un écrivain qui se contente de pontifier sur une « righteousness » limitée aux « people in cottages » (Ibid.). Son but n’est pas d’aborder, sarcastiquement ou non, des questions morales. Tout le passage est bien plutôt centré sur le temps (« the trees around probably remembered », « the mossy greyness », « for generations » (Ibid.)), et sur l’écran (« screen of leaves ») que la végétation (« grass-plots », « flower-beds », « fir-trees » (Ibid.)) interpose entre soi et le monde, aidée en cela il est vrai par la main de l’homme : « an orchard at the back, a paved stable-yard to the left, and the sloping glass of green-houses tacked along a wall of bricks » (Ibid.). Bref, Jim a d’abord vécu isolé, hors contingence, dans un espace organisé pour que tous les moments ressemblent aux autres moments, pour que le temps s’écoule sans heurts.

Sans heurts, jusqu’à la rupture qu’imposent les nécessités de l’existence : « one of five sons », Jim a dû quitter le cocon familial, et renoncer du même coup à (l’illusion de) ce moi éternel que semblent goûter encore « those whom an unerring Providence enables to live in mansions » (Ibid.).

Ainsi, c’est la perte d’une sorte d’Eden que dit le texte, c’est le motif intime d’une reprise par Jim de la philosophie « pré-romantique » du temps qu’il indique.

Philosophie qui le pousse, non seulement à renier un présent toujours décevant, mais à tenter aussi d’effacer son passé, puisque ce dernier n’est autre que l’accumulation de tous ces moments jadis présents et donc décevants aussi. Tout souvenir de tempête, pour Jim enfermé dans sa cabine, ne peut que se traduire par « an uncontrollable rush of anguish », et tout son itinéraire après le Patna n’est qu’une tentative d’effacer ce passé encombrant, une course éperdue pour gagner « a clean slate » (Conrad 1900, pp.185, 186), une vie sans mémoire.

Sa position est même plus intenable que celle des « pré-romantiques ». Si ceux-ci anticipent, du moins le font-ils avec quelque raison : « Attitude curieuse, qui consiste à se figurer lucidement à l’avance le bonheur que l’on aura », disait vraiment Georges Poulet. Tandis que l’extrapolation de Jim n’est pas lucide : elle est outrée. Les « prochaines » fois n’ont jamais rien à voir avec les précédentes.

Jim ne renonce pas à l’acte parce qu’il sait qu’on n’atteint pas l’idéal ; il manque l’acte mais espère malgré tout pouvoir encore, et d’autant mieux, l’accomplir. Il ne conçoit le temps qu’en ligne droite et ne suspecte pas l’existence de cassures, de ces aléapolations, de ces surprises qui brisent toutes les lignes. Chez Jim, l’aléapolation est le véritable « unconceivable » (Conrad 1900, p.95).

Certes, il conçoit fort bien les petits imprévus, somme toute… prévisibles (heurter une épave, cela arrive, même si l’on ne sait d’avance ni où, ni quand) ; ce qu’il ne conçoit pas, ce sont les concours inattendus de circonstances.

Par exemple, la fuite des officiers n’est pas prévue par le code (mais l’histoire maritime est pleine de cas semblables : voir celui du Jeddah en 1880) ; les cris ne sont pas prévus par l’acte même de fuir (on attend des poltrons qu’ils se fassent discrets, et non grotesques comme ici : « Enough to make you die laughing » (Conrad 1900, p.105-106)) ; la mort n’est pas prévue sur une mer d’huile (la littérature en tout cas ne prépare pas à cette découverte macabre : « ‘Dead’, I said » (p.107)) ; mais chacun de ces imprévus est, isolément, concevable. Ce qui ne l’est plus, en tout cas pour Jim, c’est la simultanéité des trois, et en particulier bien sûr cette intervention de la mort de « George » au moment précis (ni trop tôt, quand ses complices en auraient été témoins, ni trop tard, quand George eût déjà sauté) où la chaloupe est prête. C’est cette mort trop synchrone qui constitue l’instant nodal où l’on passe de la vision fascinante aux sons charmeurs. C’est elle qui, défiant toutes les extrapolations, rompt les lignes temporelles et constitue la véritable aléapolation que Jim ne sait concevoir.

Mais cela veut dire en fin de compte que Jim est « victime » de l’« Indian-Ocean » conradien. Sans un tel chronotope en effet, pas de cette mort sur mer calme, pas même de temps accéléré (« No time ! No time ! » (p.86)) dans une atmosphère météorologique paisible, pas d’énallage (« I had jumped . . . […] . . . It seems » (p.111)). Bref, pas d’inconcevable.

Jim est même doublement victime du chronotope Indian-Ocean : à cause de lui, il perd certes tous ses rêves de grandeur ; mais il perd aussi, et c’est autrement plus grave, toute possibilité d’émergence, tant il est vrai que l’Océan Indien chez Conrad, à la différence de Koh-ring, interdit tout « devenir » à l’homme.

Notes
145.

« Compact », y compris au sens topologique. Admettons la possibilité d’extraire des recouvrements finis des espaces méditerranéen (ou méditerranéo-atlantique) pour Ulysse et Océan-Indien pour Jim. La question demeure de savoir si ces espaces sont « séparés » ou non, c’est-à-dire si, quels que soient deux points distincts de ces espaces, on peut en trouver des voisinages n’ayant aucun point commun. L’espace U d’Ulysse est séparé : quels que soient les îles ou les pays que visite Ulysse, leurs voisinages n’ont jamais aucun point commun, puisqu’il faut régulièrement 6 ou 9 jours de navigation pour passer d’un « voisinage » à l’autre. En revanche, l’espace I de Jim n’est pas séparé : les points communs aux voisinages sont si nombreux sur l’Océan Indien qu’on n’est jamais sûr d’y avoir vraiment trouvé deux points distincts.

146.

« molte mnemotecniche antiche dove la struttura dei luoghi non era isomorfa al sistema del contenuto memorando, mentre si instauravano deboli correlazioni di similitudine fra immagini e cose » (Eco 1990d, p.67).