3.4.3.5 Emergence par contingence ?

Cependant, avant d’établir l’absence d’émergence pour Jim autour de l’Océan Indien, il convient de faire une remarque préliminaire.

S’il a suffi en effet jusqu’ici d’entendre émergence dans son sens bakhtinien, l’omniprésence, dans la première partie de Lord Jim, de la contingence, oblige cette fois à penser ensemble ces deux notions.

Or, cette inter-connexion même laisse entendre qu’il n’y aurait plus seulement homophonie entre « l’émergence de l’homme » sur laquelle insiste Bakhtine et « l’émergence du sujet » dont parle Lacan, mais désormais possibilité de synonymie (quand le « sujet » est humain), tant l’idée de contingence est centrale également dans la pensée du psychanalyste (cf chapitre 2 de ce travail).

La contingence se manifeste en fait très tôt dans la vie de Jim. Dès le début de sa carrière en effet, c’est-à-dire dans le temps où tout est encore possible (et c’est cela, la contingence), celui-ci ne se prive pas, on l’a vu, de se bercer de promesses.

C’est que les dés pour lui ne sont pas encore jetés : nous sommes dans cet « intervalle de temps où les dés tourbillonnent, avant de retomber » (Milner 1995, p.63), dans cet intervalle que Lacan appelle « émergence du sujet, lequel n’est pas le lanceur (le lanceur n’existe pas), mais les dés eux-mêmes tant qu’ils sont en suspension » (Ibid.).

D’un point de vue lacanien donc, l’univers contingent où évolue Jim, ce monde où chaque moment pourrait « être infiniment autre qu’il n’est, d’une infinité de points de vue » (Ibid.), est la condition même de son émergence. Le sujet Jim est en émergence par contingence (grâce à la contingence qui gouverne son monde-possible).

Et de fait, par Lacan pas plus que par Bakhtine, Ulysse en effet ne serait considéré comme sujet de la moindre émergence : à aucun moment les dés ne tournoient en l’air pour le roi d’Ithaque, à aucun moment Ulysse n’est en devenir.

Jim par contraste est tout potentiel, il est tout entier dans l’émergence… du moins avant que les dés ne retombent. Car c’est bien là son problème. « Impossible, une fois retombés, qu[e les dés] portent un autre nombre sur leur face lisible » (Milner 1995, p.63). Quand les dés retombent, c’en est fini de l’émergence : l’ordre de l’univers est désormais fixé, « l’immutabilité » (Milner 1995, p.62) fait son entrée.

La seule question qui demeure est alors de savoir dans ces conditions si l’homme en tant que sujet a la possibilité de relancer ces dés, de ré-émerger. La partie II de Lord Jim est là pour tenter d’affirmer que oui, comme nous y reviendrons au chapitre 6 de ce travail. Mais elle seule : rien dans la première partie (celle qui se place dans le chronotope Indian-Ocean et qui nous occupe ici) ne permet d’entrevoir une telle ouverture. Le passé de Jim (le nombre affiché par ses dés après leur chute du Patna) est immuable, ineffaçable 147 . Le papillon rêvé par Jim n’a pas pu quitter sa chrysalide, et ne la quittera plus dans cet univers clos qu’est l’Océan Indien. Il faudra changer de monde, quitter cet espace où l’on peut dire de n’importe qui « I saw him return the way he came » (p.217), cet espace circulaire, et s’en couper, sauter sans transition (« I don’t suppose any of you had ever heard of Patusan ? » (p.218)) dans un univers parallèle 148 , pour que l’émergence redevienne possible.

La partie I en tout cas se clôt sur une émergence zéro, voire négative si l’on songe à ce sujet, à cet homme, que Jim voulait être au temps où ses dés tournoyaient encore. Pour cette fois, alea jacta est, et le chronotope Indian-Ocean décidément englue les personnages dans des combinaisons perdantes.

Notes
147.

« Confession – public, I mean – is good for one’s conscience » disait Conrad (1906f, p.130). Jim l’a essayé au tribunal, rien n’y a fait.

148.

Tellement parallèle qu’il n’est plus qu’un « distant heavenly body », « a star of the fifth magnitude » (limite de la perception à l’œil nu : dès la sixième, il faut un télescope. On n’est donc pas encore hors de portée de l’humain, mais on est au bord de l’inconnu pré-galiléen) ; tellement parallèle que ses habitants prennent Jim pour une « creature […] of another essence » (p.229), lui donnent un caractère mythique avec cette histoire selon laquelle « the tide had turned two hours before its time to help him on his journey up the river » (p.242-243), ou avec celle qui prétend que Jim « had carried the guns up the hill on his back – two at a time » (p.266). Rien de tout cela ne rabaisse les « sauvages » par colonialisme primaire, cela signifie la coupure sans laquelle la ré-émergence est impossible.