3.4.3.6 Pluri-focalisation & fausse polyphonie

De plus, si les voix sont multiples dans Lord Jim I (= première partie), il n’est pas dit qu’elles soient discordantes et non hiérarchisées : la variété des personnages et des narrateurs pourrait bien n’être ici qu’un trompe-l’œil.

Ce n’est pourtant pas faute que chacun y aille de son jugement définitif. Comme le résume Pierre Vitoux (1998, p.111), la condamnation prononcée par le capitaine Brierly n’est pas entendue sans contrepoint :

‘Quelques années plus tard, le lieutenant français, resté trente heures au péril de sa vie sur l’épave [du Patna] près de sombrer que son navire remorquait jusqu’au port le plus proche, porte un jugement compréhensif qui est aussi une condamnation sans appel : la peur est tapie au fond du cœur de tout homme, mais si elle n’est pas maîtrisée par le sens de l’honneur, la vie cesse d’avoir le moindre prix [cf Conrad 1900, p.148]. L’apologue proposé par Stein offre par contre plus d’espoir… ’

Ce sont donc là déjà trois voix (celle de Brierly, celle du lieutenant, celle de Stein), auxquelles on pourrait encore ajouter celles du capitaine O’Brien (« Skunks ! », p.193), de Chester (« You must see things exactly as they are », p.162), et bien entendu du tribunal même (« Certificates cancelled », p.160). Toutes voix qui condamnent ou qui excusent, à des degrés divers, et sont bien en ce sens discordantes.

Le problème est qu’elles sont toutes couvertes par la voix sans pitié et hiérarchiquement dominante de Marlow. C’est Marlow qui ruine l’effet du discours de Brierly en annonçant : « He committed suicide very soon after » (p.58), par une phrase dont le laconisme contraste cruellement avec les développements élaborés du fier capitaine ; c’est Marlow qui informe son auditoire que « all the others burst out laughing » (p.194) après les fortes paroles prononcées par O’Brien ; c’est Marlow qui ramène le projet de Chester à sa juste valeur en nous apprenant que « not a vestige of the Argonauts ever turned up » (p.176) après que Jason-Chester se fut embarqué pour son île à guano ; c’est Marlow même qui critique le tribunal pour « tapping with a hammer on an iron box, were the object to find out what’s inside » (p.56).

Il n’épargne pas même totalement le discours du lieutenant français, puisqu’il révoque en doute la « réalité » de l’honneur que ce dernier met en avant (« But the honour – the honour, monsieur ! . . . The honour . . . that is real – that is ! » (p.148)) par un impertinent « but couldn’t it reduce itself to not being found out ? » (p.149). Impertinences qui ne sont pas rares chez notre narrateur prolixe, puisqu’il inflige à Stein un traitement semblable quand l’hypothèse selon laquelle Jim serait un romantique est accueillie par un rire : « ‘Perhaps he is’, I admitted with a slight laugh […] ; ‘but I am sure you are.’ » (p.216).

Ainsi, aucune voix n’est à égalité avec celle de Marlow dans les 31 chapitres qu’il tient à contrôler total(itair)ement. Et ses incidentes du type « The time was coming when I should see him loved, trusted, admired » (p.175) sont là surtout pour influencer son auditoire en faveur de Jim. « On ne peut pas dire que [l]es témoignages prennent vraiment la forme de récits distincts et autonomes au sein du récit de Marlow qui les englobe » (Vitoux 1998, p.110).

Si une véritable polyphonie est à chercher, ce ne peut donc être que dans les chapitres non pris en charge par Marlow (1 à 4 et 36 à 45), bien qu’il soit d’usage à leur sujet de mentionner le fameux narrateur « omniscient » (cf Vitoux 1998, p.102), dont la voix, par le fait même de « l’omniscience », risque fort de dominer toutes les autres et de ruiner la polyphonie.

Mais c’est qu’en réalité, à y bien regarder, des chapitres 1 à 4 la voix de ce mystérieux narrateur pourrait presque se confondre avec celle d’un Jim revenu de ses déboires, d’un Marlow complétant sa narration pour la version imprimée, ou du « privileged man » (Conrad 1900, p.337) qui sert explicitement de relais à partir du chapitre 36.

Le statut de passages comme « Originally, he came from a parsonage… » (p.5) est en effet ambigu. Rien « d’extérieur » n’est rapporté, et il s’en faut de peu qu’on n’entende ici la voix même de Jim, mais d’un Jim distancié, peut-être le Jim mûri qui juge le Jim d’avant le Patna : le « Lord » parlant de « Jim ». Aucune incohérence en tout cas de se révèle si l’on change simplement les pronoms et les adjectifs possessifs :

‘Originally, I came from a parsonage. Many commanders of fine merchant-ships come from these abodes of piety and peace. My father possessed such certain knowledge of the Unknowable as made for the righteousness of people in cottages without disturbing the ease of mind of those whom an unerring Providence enables to live in mansions. […] but I was one of five sons, and when after a course of light holiday literature my vocation for the sea had declared itself, I was sent at once to a ‘training-ship for officers of the mercantile marine’.’ ‘I learned there a little trigonometry and [so on…] (d’après la page 5) ’

Toutefois, si, au nom de la cohésion interne du chapitre 1, on se refuse à admettre que l’on passe sans prévenir d’un narrateur à l’autre, il est difficile de maintenir que c’est Jim qui parle tout du long : Jim en effet connaîtrait sa propre taille avec précision, et ne dirait pas de lui-même « [I am] an inch, perhaps two, under six feet » (p.3) !

De plus, on a vu combien Marlow refusait de déléguer sa parole, et cela vaut aussi pour Jim, que pourtant il défend : « Marlow ne cède pas la place. […] Il relance ou oriente le long monologue de Jim par ses questions, ou se laisse aller à des commentaires exclamatifs souvent ironiques » (Vitoux 1998, p.109).

Si bien qu’il serait plus économique d’attribuer ces quatre premiers chapitres à un Marlow écrivant : après tout, il a prouvé dans sa narration qu’il connaissait parfaitement la jeunesse de Jim au presbytère (« Starting from a country parsonage… » (Conrad 1900, p.216)) ; il peut donc sans difficulté majeure prendre en charge ces révélations initiales.

Et à supposer même que l’on trouve gênante cette double instance d’un Marlow-écrivant et d’un Marlow-racontant, au moins peut-on attribuer ces quatre chapitres à celui qui voit à la fois Marlow et Jim de l’extérieur, à celui qui est présent lorsque Marlow entame son récit et qui ajoute ses commentaires propres à plusieurs reprises (« Marlow paused to put new life into his expiring cheeroot, seemed to forget all about the story, and abruptly began again » (p.94) ; « He paused again to wait for an encouraging remark perhaps, but nobody spoke » (Ibid.)), à celui en somme que l’on aura reconnu comme le « privileged man » qui se distinguera mieux par la suite, et dont les « seemed » et les « perhaps » nient l’omniscience 149 .

Quoi qu’il en soit, de tout ceci on peut tirer plusieurs conséquences.

  1. Le roman Lord Jim n’est pas autant écrasé par la voix, imparable, d’un narrateur omniscient, que ne l’est la narration déléguée à Marlow par celle, implacable, de ce conteur magistral. La polyphonie reste donc possible, en particulier sous la forme d’un duel verbal entre Marlow et, par exemple, Jewel.
  2. Cependant, au moins pour ce qui concerne Lord Jim I, cette absence de voix « autoriale » se traduit par une confusion entre les trois discours dominants : les arguments en faveur de l’attribution de tel passage des chapitres 1 à 4 à Jim, à Marlow, ou au « privilégié », se défendent également. Cette confusion, cette interchangeabilité des voix, signifie certes qu’elles sont très peu hiérarchisées. Mais elle signifie aussi qu’elles ne sont pas encore suffisamment discordantes pour qu’on les identifie sans ambiguïté : la polyphonie n’est qu’une potentialité du roman, que l’unisson dans sa partie I étouffe totalement.
  3. Même lorsque la voix de Marlow résonne distinctement au chapitre 5, elle n’a pas pour fonction de rompre cette harmonie. Du point de vue de la stratégie narrative, elle n’est guère qu’un procédé de « focalisation externe » qui n’a pour effet majeur que d’épaissir « l’énigme » que pose Jim au lecteur : « Il y a bien d’autres récits dont le héros est constitué en énigme par un système de focalisation externe : voyez Jim et Kurtz chez Conrad » (Genette 1982, p.415, n.1). Enigme, parce que Jim ne dit pas tout (ce n’est pas lui qui a la parole), et parce que Marlow ne sait pas tout. Celui qui dit ne sait pas, celui qui sait ne dit pas… Cette pluri-focalisation a l’avantage de ne pas laisser Jim trop démuni face à des juges trop sévères, ou trop délirant face à un auditoire trop raisonnable. Elle a surtout celui de faire de Jim un véritable « one of us », quelqu’un dont l’histoire gagne en universalité (deux, trois, ou cinq narrateurs concourent à raconter la même histoire) exactement ce que le roman perd en polyphonie.
  4. Enfin, si cette polyphonie potentielle ne s’entend pas dans Lord Jim I et se « réserve » donc pour Lord Jim II (à Patusan), ce ne peut être que parce que la question du saut de Jim (de la sévérité ou de l’indulgence avec laquelle on le juge) n’est pas essentielle. Ce qui mérite véritablement deux voix ne prend pas place dans l’Océan Indien mais dans un lieu (et un chronotope) qui ne lui doit rien, et dont nous n’aurons pas trop du chapitre 6 pour discuter.

Pour l’heure, qu’il nous suffise d’observer que le chronotope Indian-Ocean gouverne entièrement Lord Jim I, et qu’il se traduit ici comme ailleurs par une énallage artificielle, par une émergence zéro et par une polyphonie seulement latente.

Notes
149.

Trait qui n’a pas échappé à Jeremy Hawthorn : « The word ‘perhaps’ reveals that however much this narrator may appear to ‘see all’, it is not quite all that is always seen » (Hawthorn 1992, p.59). Simplement, sa note 1 à la phrase citée refuse d’en tirer une conclusion ferme, par un excès de prudence qui amorce une pente dangereuse. Non seulement en effet laisse-t-il ouverte la possibilité de l’omniscience (« One explanation is that Conrad wants the reader to respond to the narrator as to a human, non-omniscient one at this stage of the novel, while retaining the ability to allow him or her omniscience at a later stage »), mais il avance une hypothèse, hasardeuse parce que gratuite, sur les exigences narratives de Lord Jim : « Another [explanation] is that Conrad is writing against the grain of his inspiration here, and that the narrative really needed a human narrator from its start, and not just from the point at which the personified Marlow takes over ».